Entretien avec Reza Pahlavi*
Cet entretien a été conduit par Michel Taubmann**
* Fils aîné du dernier chah d’Iran, principal opposant à la République islamique.
** Journaliste. Ancien chef du bureau parisien de l’Information d’ARTE, ex-rédacteur en chef de la revue Le Meilleur des Mondes, Michel Taubmann est actuellement directeur d’ouvrages aux éditions de l’Archipel et éditorialiste politique sur la télévision internationale I24News. Auteur, entre autres publications, de : La Bombe et le Coran. Une biographie du président iranien Mahmoud Ahmadinejad, Éditions du Moment, 2008 ; Histoire secrète de la révolution iranienne (en collaboration avec Ramin Parham), Denoël, 2009 ; Iran : l’heure du choix (livre d’entretiens avec Reza Pahlavi), Denoël, 2009.
Michel Taubmann — En avril dernier, vous avez effectué une visite historique en Israël. Accueilli à la fois par le premier ministre Netanyahou et le président Herzog. C’était la première fois, depuis 1979, qu’une personnalité iranienne se rendait dans ce pays dont la République islamique conteste le droit à l’existence. Quels étaient les objectifs de votre visite ? Quelles en seront les suites ?
Reza Pahlavi — Depuis longtemps, mes compatriotes et moi adressons aux Israéliens et aux Juifs du monde entier notre sympathie, par opposition à la République islamique qui a placé l’antisémitisme au centre de son idéologie, jusqu’à remettre en question la véracité de la Shoah. Ce voyage devait se faire. La révolution en cours en Iran et les témoignages de soutien affluant d’Israël et des différentes communautés juives du monde ont rendu les circonstances plus favorables encore, car Israël est une démocratie et le peuple iranien se bat, lui aussi, pour instaurer une démocratie. Les démocrates de la région doivent donc se parler et se soutenir. Mon épouse et moi y sommes allés ensemble et avons été très touchés de l’accueil que nous y avons reçu. Nous avons été associés aux cérémonies du souvenir de Yom Hashoah et avons pu nous rendre au mur des Lamentations. Je dois rappeler que, selon la Bible, ce mur est celui du second Temple reconstruit à la suite de la libération par Cyrus le Grand, le fondateur de la Perse, des Juifs retenus captifs à Babylone. Selon le Livre d’Ezra, Cyrus déclare avoir reçu de Dieu la mission d’aider les Juifs à reconstruire leur temple en leur mettant tout le nécessaire à disposition. Plus tard, le roi Khashayar — connu sous le nom de Xerxès par les Grecs et Assuérus par les Romains — a épousé Esther, une femme juive, faisant d’elle la reine de Perse, et il a suivi le conseil de celle-ci pour empêcher son vizir Aman d’exterminer les Juifs. Cet épisode est à l’origine de la fête de Pourim célébrée par les Juifs avec beaucoup de joie. Et depuis cette époque, les corps d’Esther et de Mardochée sont enterrés en Iran, à Hamedan. Cette histoire impose des responsabilités évidentes : encourager le dialogue et œuvrer pour la coexistence pacifique.
C’est ce message d’une voie alternative à la guerre que j’ai porté lors de mon voyage auprès du premier ministre Benyamin Netanyahou. Le monde n’est pas condamné à choisir entre la bombe iranienne et le bombardement de l’Iran. Il y a la voie du peuple, la seule capable de changer les choses et de permettre une désescalade significative. Je dois dire que son épouse Sara et lui nous ont chaleureusement accueillis et qu’ils nous ont prêté une sincère attention. Il en est de même du président Isaac Herzog avec qui j’ai pu renouveler ce message de paix. À la suite des accords d’Abraham (1), de nombreux Iraniens et Israéliens se sont mis à rêver des accords de Cyrus. Je souhaite, et j’espère, que ce voyage en aura posé la première pierre.
M. T. — S’agissait-il de votre premier séjour en Israël ? Avez-vous appris beaucoup de choses que vous ignoriez sur ce pays ? Quel fut le moment le plus émouvant de votre visite ?
R. P. — Le moment le plus émouvant et en même temps le plus éprouvant fut la visite du mémorial de Yad Vashem. Aucun homme sensé sur cette terre ne peut ignorer l’existence de la Shoah, et les mots me manquent pour décrire ce que j’ai pu y ressentir. Un célèbre avocat, récemment disparu, Georges Kiejman, parlait de « désastre le plus inimaginable de la pensée humaine ». Il y a quelque chose de terrifiant et d’inconcevable à se dire que la haine a conduit des hommes à organiser avec des méthodes bureaucratiques l’extermination d’un peuple tout entier. Ces faits ont donné lieu à la création de la notion de crime contre l’humanité. Et nous sommes tous cette humanité, nous devons donc tous nous sentir concernés et enseigner aux jeunes générations que la haine doit être combattue tous les jours et sans relâche.
M. T. — Quel a été l’écho de cette visite à l’intérieur de l’Iran ?
R. P. — Des milliers de gens du monde entier m’ont dit que ce voyage lançait un message très fort à l’adresse du régime. En effet, il a permis de rappeler que si la République islamique s’efforce de créer du conflit, les Iraniens s’efforceront toujours de construire des passerelles avec les autres peuples.
M. T. — Avant ce voyage en Israël, vous avez été invité à la conférence internationale de Munich sur la sécurité. Vous êtes sans doute l’opposant le plus connu au régime islamique iranien. Vous l’êtes à l’étranger et aussi, selon le sondage publié par le très sérieux institut Gamaan, le plus populaire à l’intérieur de l’Iran : 33 % des personnes interrogées souhaitent vous voir jouer un rôle dans une éventuelle transition démocratique. Êtes-vous le chef de l’opposition démocratique ? Comment concevez-vous votre rôle ?
R. P. — Mon rôle a toujours été clair et je continuerai de le jouer : j’agis pour fédérer le peuple iranien autour des idées démocratiques et séculières. Je mets à sa disposition l’assise que m’offre ma notoriété et mon histoire personnelle pour relayer sa voix et j’encourage toutes les forces démocratiques à se rassembler. Je continuerai de faire tout mon possible jusqu’au jour où l’Iran sera libre et où les Iraniens auront voté en faveur d’une Constitution démocratique par la voie d’un référendum. Ma mission sera accomplie ce jour-là.
M. T. — Israël est sans doute le seul pays au monde dont un autre pays, la République islamique, nie, à travers des propos incendiaires constants, le droit à l’existence. Les Israéliens, toutes tendances confondues, sont décidés à empêcher l’Iran d’accéder à l’arme nucléaire. Plusieurs scénarios d’intervention sont sur la table. Quelle serait votre réaction en cas d’opération militaire israélienne ?
R. P. — Je condamne par avance tout scénario de guerre. La guerre n’apportera aucune solution. Elle ne fera qu’ajouter du malheur aux malheurs existants. J’y suis fermement opposé, d’abord pour une question de principe. L’intégrité territoriale de l’Iran et sa souveraineté sont pour moi intangibles, non négociables, contrairement à l’attitude du régime islamique qui monnaye les eaux territoriales de la Caspienne au profit de la Russie, et qui signe des traités inégaux avec la Chine. Je suis si viscéralement attaché à l’intégrité de nos frontières qu’à 19 ans, en 1980, pour défendre l’Iran face à l’agression de Saddam Hussein, j’avais envoyé un télégramme à l’état-major de Khomeiny, qui n’a pas daigné me répondre, afin de me porter volontaire pour combattre en tant que pilote de chasse.
Par ailleurs, j’ai des doutes sur l’efficacité et la réussite d’une opération militaire. De nombreuses installations nucléaires sont profondément enterrées et donc à l’abri des attaques. De plus, en réaction, le régime ne se privera pas de continuer à exporter son instabilité, par l’intermédiaire des groupes terroristes qu’il finance et arme. Les Israéliens eux-mêmes se préparent à une guerre éventuelle sur cinq fronts : le Hezbollah au Liban, la force Al-Qods des Gardiens de la Révolution en Syrie, le Hamas et le Djihad islamique à Gaza et un soulèvement palestinien en Cisjordanie, voire des émeutes de la population arabe à l’intérieur même d’Israël. À cette perspective d’une guerre, il faut opposer celle d’un changement de régime en Iran. Il faut parier sur le peuple iranien et lui faire confiance. Les Iraniens représentent notre meilleure armée, une armée pacifique, contre le pouvoir des ayatollahs ! Ce régime est aujourd’hui parcouru de multiples fissures. Les « réformateurs » (2) défient ouvertement le système. L’armée régulière ne participe pas à la répression. Le clergé de Qom est divisé : nombre de religieux s’inquiètent de voir les mosquées désertées par une population qui assimile désormais l’islam à la République islamique, et donc à l’oppression. Et même la garde prétorienne du régime, le corps des Gardiens de la Révolution, commence à dévoiler ses divisions. Je suis en contact permanent avec des responsables politiques, religieux et militaires. Et ils sont de plus en plus nombreux depuis le début du soulèvement de septembre dernier à prendre attache avec moi ou mon équipe.
Mais pire qu’inefficace, une intervention militaire produirait probablement l’effet le plus désastreux sur le mouvement démocratique : le régime en profiterait pour accroître la répression et faire taire, au sein de l’appareil d’État, tous ceux qui pourraient être tentés de se rebeller.
M. T. — Le premier Empire français n’a pas survécu à la défaite de Napoléon en Russie, le IIIe Reich a été emporté par la débâcle militaire, sans parler des monarchies russe, allemande et austro-hongroise à l’issue de la Première Guerre mondiale. Si la République islamique provoquait une guerre, par son obstination à se doter de l’arme atomique, ne signerait-elle pas ainsi son arrêt de mort ?
R. P. — On ne peut pas comparer un éventuel conflit du XXIe siècle avec les guerres des siècles précédents. Les équilibres du monde ne sont pas les mêmes et les gouvernements non plus. En toute hypothèse, l’Iran ne doit pas être attaqué, et la communauté internationale ne doit pas fournir au régime islamique la possibilité de s’ériger en défenseur de l’intégrité territoriale. Je le répète : il faut faire confiance au peuple iranien. Les Iraniens sont les fantassins les plus courageux contre la République islamique. Ils le prouvent quotidiennement, depuis de nombreuses années.
M. T. — Vous condamnez par avance une attaque israélienne contre l’Iran. Mais si c’était le contraire ? Une agression iranienne par le biais, notamment, du Hezbollah qui possède 150 000 missiles pointés contre les villes israéliennes. Dans ce cas, soutiendriez-vous une riposte israélienne relevant de la légitime défense ?
R. P. — Tout État a le droit de se défendre. Mais, là encore, le meilleur moyen d’éviter un tel conflit et un embrasement de la région est d’isoler la République islamique et de soutenir le peuple iranien. Pourquoi se lancer dans une guerre quand on sait qu’il existe une solution pacifique ? Mes compatriotes paient déjà un lourd tribut depuis de nombreuses années. Ils méritent qu’on leur fasse confiance. J’ajoute qu’un changement de régime en Iran mettrait un terme au soutien dont bénéficient les organisations terroristes comme le Hezbollah libanais, le Djihad islamique palestinien ou le Hamas. L’aviation israélienne bombarde régulièrement des convois d’armes livrés par le régime au Hezbollah et transitant par la Syrie. C’est de cette manière que le Hezbollah constitue ses stocks. Après la guerre de 2006 contre Israël, il a pu reconstituer son arsenal grâce à la République islamique. Sans République islamique, il n’y a pas de Hezbollah. Alors que veut-on ? Un simple affaiblissement du Hezbollah dans l’attente d’un nouveau conflit ou sa mise hors d’état de nuire de façon définitive ?
M. T. — La signature en 2015 du JCPOA, l’accord sur le nucléaire conclu entre l’Iran et les grandes puissances, était-elle un fait positif qui aurait pu permettre une « ouverture » du pays et, à terme, sa libéralisation ?
R. P. — Le pari de l’administration Obama était le même que celui de l’administration Clinton lorsque les États-Unis ont accepté la Chine dans l’OMC : l’ouverture économique, pensaient-ils, aboutirait nécessairement à une ouverture politique. Dans un cas comme dans l’autre, on ne peut que constater l’échec patent de cette approche qui repose sur l’idée que l’on peut apprivoiser les dictateurs. On peut aussi regretter que les puissances du P5+1 (3) aient accepté en 2015 de compartimenter les problèmes posés par la République islamique. Les diplomates en charge des négociations n’ont traité que de l’enrichissement du combustible nucléaire. Même Emmanuel Macron, devenu président, a pointé les éléments perfectibles de l’accord : le programme balistique et l’influence régionale.
J’ajoute, et cela me paraît plus important, que la République islamique ne se comporte pas comme un garant des intérêts nationaux de l’Iran et des Iraniens. Le régime, corrompu et expansionniste, réserve ses bienfaits aux seuls apparatchiks et affidés. Il a bénéficié, à la signature du JCPOA, de près d’une centaine de milliards de dollars en retombées économiques… sans que les Iraniens voient leurs conditions de vie s’améliorer. Bien au contraire, cet argent a servi à financer l’appareil sécuritaire ainsi que des opérations extérieures, en Syrie, au Liban, au Yémen et ailleurs.
M. T. — Le président Donald Trump a-t-il eu raison de faire sortir son pays du JCPOA en 2018 ?
R. P. — Au-delà de ce que je viens de dire, ma position de principe a toujours été qu’un accord valait mieux que l’absence d’accord, même si le JCPOA ne m’est jamais apparu comme satisfaisant. Le retrait américain, sans proposition d’une alternative constructive, ressemble à un échec. Il a servi de prétexte au régime islamique pour s’affranchir de tout engagement et reprendre sa course à la bombe.
M. T. — L’engagement militaire de la République islamique dans le camp de la Russie en Ukraine, d’un côté, ses liens économiques croissants avec la Chine de l’autre, représentent-ils autant de boucliers destinés à protéger le régime et à assurer sa pérennité ?
R. P. — La République islamique replonge l’Iran dans l’ère des
« traités inégaux » du XIXe siècle, où, par corruption et incurie, les dirigeants de l’époque choisissaient de protéger leurs profits personnels au détriment des intérêts nationaux ou de la modernisation du pays, en cédant par exemple l’exploitation de la manne pétrolière à des compagnies britanniques.
Avec la Russie, le régime islamique accepte aujourd’hui une renégociation sans contrepartie de ses droits maritimes dans la mer Caspienne et fournit dans le conflit ukrainien des drones dont l’usage principal est le bombardement d’infrastructures civiles. Il se rend ainsi complice de crimes de guerre en Europe.
Le « partenariat stratégique » de vingt-cinq ans avec la Chine brade les ressources iraniennes en accordant à Pékin des rabais sur la production pétrolière de l’Iran et en contractualisant ces rabais pour de longues années. Ce n’est pas tout : la République islamique entérine officiellement la présence de 5 000 soldats chinois dans le golfe Persique et obtient en retour des technologies de « contrôle social », y compris des outils de censure de l’Internet.
M. T. — Selon un sondage réalisé à l’intérieur de l’Iran par l’institut Gamaan, 75 % de vos compatriotes sont opposés à la dictature cléricale. Comment expliquer la résilience d’un régime si impopulaire ?
R. P. — Le régime est en crise depuis sa fondation. Il n’aurait pu survivre sans la guerre contre l’Irak. Il a préféré la guerre et ses centaines de milliers de morts plutôt que la paix et la prospérité. Il ne s’est jamais privé non plus de réprimer dans le sang, de pratiquer le terrorisme partout dans le monde et de tuer des opposants à l’étranger. Ce même régime a déstabilisé le Liban, planifié des meurtres de masse en Syrie, porté atteinte à la souveraineté de l’Irak. Et des enquêtes très sérieuses ont démontré qu’il joue un rôle actif dans le trafic international de drogue ! Malgré cela, l’Occident lui envoie toujours des bouées de sauvetage en proposant le dialogue. Mais que peut-on attendre d’un régime qui présente un tel bilan ? En réalité, sa capacité de résilience est fragilisée car il n’est plus soutenu que par une toute petite minorité d’extrémistes en Iran.
La communauté internationale, en particulier l’Europe, a un rôle déterminant à jouer. Ce qui passe d’abord par l’inscription des Gardiens de la Révolution sur la liste européenne des organisations terroristes afin de couper les vivres à une organisation violente et mafieuse dont la toxicité n’est plus à démontrer.
Soit dit en passant, seuls les officiers supérieurs de cette organisation profitent de ses ressources financières. Le simple soldat, lui, demeure une personne modeste ; il est contraint parfois d’occuper un second emploi et sa loyauté tient à la considération qu’on lui porte et au salaire qu’on lui verse. En tout cas, je pense qu’une grève générale est nécessaire : elle frappera plus fort encore le régime.
M. T. — Une grève générale, pour faire tomber le régime ? Dans un avenir proche ?
R. P. — Une grève générale accélérerait la chute du régime. C’est certain. Mais faire grève dans un pays à l’économie déjà exsangue est difficile pour les travailleurs. S’arrêter de travailler, c’est renoncer à un salaire très modeste. C’est pourquoi je souhaite que les avoirs gelés du régime soient confisqués et redirigés vers un fonds international qui permettrait de soutenir les grévistes. La grève iranienne pourrait être financée par des fonds d’origine iranienne, donc appartenant à notre peuple. Pas un centime ne sera demandé à un État étranger ou à des intérêts privés étrangers.
M. T. — En 2009, le « mouvement vert » a fait croire que « l’heure du choix » était arrivée en Iran. Quatorze ans plus tard, malgré une succession de révoltes (2017, 2019, 2022), le régime est toujours en place. Qu’est-ce qui a changé en quatorze ans qui vous permet d’espérer enfin la chute de la République islamique ?
R. P. — En 2009, alors que le « réformateur » Moussavi avait obtenu le plus grand nombre de voix à l’élection présidentielle, le régime a intronisé l’ultra-conservateur Ahmadinejad, arrivé seulement en troisième position. Les Iraniens, choqués, ont brutalement réalisé que la République islamique ne respectait pas ses propres règles. Or, pendant longtemps, on leur avait fait croire que la Constitution portait en elle les solutions pour un changement, et qu’il fallait participer aux élections pour y parvenir. Le message consistait à dire que c’était une affaire de personnes ou de partis politiques —
« réformateur » ou « conservateur » — alors que, en réalité, le cadre constitutionnel et le système institutionnel islamiques étaient dès le départ viciés. De plus, cette contestation venait principalement des milieux urbains.
À l’inverse, les révoltes de 2017 et 2019 avaient des motivations profondément sociales. L’indifférence du régime face à l’augmentation incessante du coût de la vie a engendré des émeutes au sein des couches les plus modestes de la population iranienne qui ont conduit le régime à perdre sa base sociale. À la vérité, les années de la présidence prétendument « modérée » de Rohani entre 2013 et 2021 n’ont fait que renforcer le régime au détriment des intérêts nationaux : je le répète, les Iraniens n’ont pas profité des retombées économiques de l’accord de Vienne sur le nucléaire puisque les dizaines de milliards de dollars débloqués suite à la levée des sanctions ont été immédiatement réinvestis non dans l’économie iranienne mais dans la guerre en Syrie et dans d’autres opérations d’agression extérieures.
Depuis septembre 2022, c’est l’ensemble de la société iranienne qui se soulève. Le régime a réussi à coaliser contre lui toutes les catégories de la population : les femmes qui sont reléguées au rang d’êtres inférieurs, les minorités ethniques méprisées dans leur particularité, les réformateurs de bonne foi qui ne croient plus à la réforme, les classes moyennes paupérisées au rythme d’une inflation annuelle de plus de 70 %, les jeunes qui ne trouvent pas d’emploi… Les revendications portent également sur la corruption qui gangrène toutes les strates de l’État, les atteintes à l’environnement, sans parler du Covid dont la gestion désastreuse a coûté des centaines de milliers de vies, un bilan soigneusement caché par les statistiques officielles… De plus en plus d’Iraniens ne voient désormais pas d’autre solution que d’éradiquer la racine du mal, à savoir la République islamique, pour instaurer à la place un régime démocratique et séculier.
M. T. — Qu’est-ce qui différencie le mouvement « Femme, Vie, Liberté » des révoltes précédentes ?
R. P. — La révolution « Femme, Vie, Liberté » est l’aboutissement d’un long processus politique et sociétal. Les autres révoltes ont été la matrice de celle-ci. Ce n’est qu’en 2019, avec les manifestations contre l’augmentation des prix de l’énergie, que la contestation s’est généralisée. 2019 est une date clé : depuis, les Iraniens ne se mobilisent plus en fonction de leur appartenance sociale ou professionnelle ; ils exigent désormais la satisfaction de toutes les revendications, mêmes celles qui ne les concernent pas directement. La mobilisation des hommes en faveur des droits des femmes en témoigne. Et cette attitude vaut pour tous les maux dont souffre le pays. Même les efforts, vains, pour sauver Pirouz (4), l’un des derniers guépards iraniens, sont devenus une cause nationale !
Mais attardons-nous un instant sur la sociologie du mouvement
« Femme, Vie, Liberté ». Il a débuté au Kurdistan, dans la ville de Saqqez dont était originaire Mahsa Jina Amini (5). Lors de ses obsèques, les femmes ont retiré leur foulard et les hommes les y ont encouragées. Parce qu’ils savent que leur propre liberté dépend de celle de leur femme et de leurs filles. Très rapidement, ce mouvement s’est propagé dans l’ensemble de l’Iran avec un message de solidarité. On a vu des jeunes, parfois à peine adolescents, manifester dans leurs écoles, des filles de 12 ans scander « Bassidji, va-t’en ! » à un milicien venu faire l’éloge de la République islamique.
Ce n’est pas un hasard si cette révolte a pris des allures de révolution aussi rapidement. La République islamique s’est mis à dos toute la population, si bien que la jeunesse iranienne — c’est- à-dire l’avenir du pays — sait qu’elle a un ennemi à qui toutes les chances d’évoluer ont déjà été données. Ce mouvement représente la synthèse de toutes les valeurs du peuple iranien, ce que les précédents mouvements n’étaient pas parvenus à incarner.
M. T. — Face aux périls qui la guettent à l’intérieur comme à l’extérieur, la République islamique ne risque-t-elle pas d’aller encore plus loin dans l’oppression qu’elle inflige au peuple iranien ? Se maintenir au prix d’un bain de sang à l’instar du régime syrien ?
R. P. — Bachar el Assad est un tyran mais il n’a pas commis seul les atrocités contre le peuple syrien. Le drame syrien est en grande partie le fait de l’intervention de la République islamique. Dès 2011, elle a apporté un soutien stratégique et logistique à Damas. Des experts l’évaluent entre 5 et 15 milliards de dollars par an en aide directe ou indirecte (armement, munitions, denrées alimentaires, hydrocarbures, etc.). Imaginez ce que cela représente pour une économie qui pèse un dixième de l’économie française. Des dizaines de milliers de soldats du corps expéditionnaire des Gardiens de la Révolution, du Hezbollah et des milices chiites afghanes continuent de sévir en Syrie. Autre preuve de l’implication de Téhéran : entre douze et quinze généraux iraniens sont morts sur le territoire syrien. La République islamique martyrise le peuple iranien depuis
1979 et exporte ce funeste savoir-faire partout où elle le peut au Moyen-Orient. Les opposants se font violer dans les prisons, les femmes sont battues à mort, les écolières gazées. Le martyre est en cours.
M. T. — Vous avez réfléchi aux révolutions du XXe siècle. Il existe globalement deux types de modèle : le modèle bolchevique, inspiré de la Révolution française et repris par Khomeiny en Iran, qui débouche sur la terreur ; le modèle Mandela ou Gorbatchev, qui aboutit à un changement de régime par la négociation et sans persécution massive des partisans du régime déchu. On sait que vous êtes plus proche de Mandela que de Lénine. Mais le régime islamique, par sa cruauté et son intransigeance, vous laissera-t-il le choix de la non- violence ?
R. P. — On ne construit pas la démocratie et la liberté sur la violence. Elle ne crée aucune base pour la paix civile. Gandhi et Mandela voulaient que leur peuple retrouve le chemin de la paix. Lénine et Khomeiny n’en avaient cure, et on pourrait même dire que leur idéologie mortifère s’opposait à ce que leurs sociétés respectives soient en paix. Depuis l’avènement de la République islamique, la violence est omniprésente dans la société iranienne. Non seulement à travers la persécution du peuple, mais aussi dans les discours. Dans quel pays démocratique les dirigeants appellent-ils à rayer un autre pays de la carte — en l’occurrence Israël ? Pour quel résultat au final ? La non-violence est à la fois un langage visant à fédérer le plus largement possible, et une méthode qui se concentre sur la promotion des idées démocratiques et séculières. Si aujourd’hui les Iraniens prennent des risques, notamment en s’affichant à visage découvert, c’est parce qu’ils ont décidé de se rassembler et d’être solidaires jusqu’à la victoire. Face à cela, le régime ne peut rien faire. Les arrestations, les tortures et les exécutions n’ont pas étouffé le mouvement. Il a pris d’autres formes, il s’est adapté, et le régime continue tous les jours de subir ses foudres. Jusqu’à présent, il s’était efforcé de monter les Iraniens les uns contre les autres. Mais ce temps est révolu. Khamenei et ses proches craignent que leurs propres rangs ne se fissurent. C’est pour cette raison qu’une centaine d’officiers supérieurs des Gardiens de la Révolution ont été limogés…
M. T. — Quelles étapes concrètes permettraient de passer de la dictature islamiste à une démocratie parlementaire et sécularisée ?
R. P. — Il faudrait avant toute chose que les forces de sécurité désobéissent au régime pour mettre ses dignitaires en fuite ou en état d’arrestation. L’ensemble des forces politiques démocratiques et séculières devront ensuite s’entendre pour former un gouvernement d’union nationale qui intégrera toutes les composantes de la société iranienne. Ce gouvernement aura alors trois missions essentielles :
D’abord, il devra organiser l’élection d’une assemblée constituante chargée de présenter un projet de Constitution conforme aux principes énoncés par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. À cet égard, une idée me tient particulièrement à cœur : notre histoire nous montre combien l’absence d’une juridiction suprême a conduit le pays vers l’autoritarisme. Si nous avions eu une telle instance, la crise de 1953 entre mon père le Shah et son premier ministre le Dr Mossadegh aurait pu être évitée. La France possède trois juridictions suprêmes, avec la Cour de cassation, le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel. Des procédures existent pour permettre aux citoyens de les saisir lorsqu’une décision de justice leur paraît contraire à la loi ou lorsque la loi n’est pas conforme à la Constitution. Les Américains ont regroupé ces missions et les ont confiées à la Cour suprême. En renforçant le contrôle de l’application de la loi, nous renforcerons la démocratie. Aucun gouvernement ne pourra promulguer des lois qui contreviendraient à la séparation des pouvoirs, au contrôle de l’action gouvernementale et aux droits des citoyens. Ce point est fondamental pour la démocratisation de notre pays.
Ensuite, le gouvernement d’union nationale devra prendre des mesures d’urgence pour rétablir la stabilité du pays. Celle-ci passe par l’égalité des droits des citoyens, des mesures économiques pour faire baisser l’inflation, la lutte contre la corruption, la réintégration des forces de sécurité au sein d’un appareil étatique régulier, la réhabilitation de tous les prisonniers politiques, l’interdiction sans ambiguïté de tout acte de torture et la suspension de toutes les condamnations à mort dans l’attente de l’abolition pure et simple de la peine capitale.
Enfin, ce gouvernement de transition devra travailler à renouer les liens de confiance avec la communauté internationale. Cela implique une suspension du programme nucléaire militaire et un strict retour au traité de non-prolifération comme tous les autres acteurs responsables de la communauté internationale. En suivant ce processus, dans un délai que j’espère inférieur à deux ans, l’Iran sera doté d’une Constitution garantissant une démocratie séculière. Mais il faudra aller plus loin. La démocratie ne se limite pas à des élections et à l’exercice du pouvoir par la majorité. L’opposition devra disposer de droits : elle pourra proposer des lois, bénéficier d’un temps de parole dans les médias égal à celui de la majorité, demander la création de commissions d’enquête en cas de dysfonctionnement de l’État. Elle devra pouvoir soumettre un projet de loi à une Cour suprême qui aura la charge de vérifier sa conformité avec la Constitution et avec la Déclaration universelle des droits de l’homme.
M. T. — Dans les pays d’Europe de l’Est, la transition démocratique est passée par la mise en place de gouvernements intérimaires composés de communistes devenus « réformateurs » après avoir longtemps servi le régime. L’Iran doit-il, peut-il, passer par ce type de gouvernement ?
R. P. — La démocratie implique la participation de toutes les forces qui y croient. Beaucoup, en Iran, se sont engagés dans le mouvement réformateur en pensant de bonne foi qu’il constituait un espace susceptible de conduire à une plus large ouverture du régime. Mon message à leur attention a toujours été le même : vos valeurs sont plus proches des nôtres que de celles des apparatchiks du régime. Alors travaillons ensemble ! Ce message a été entendu, car nombre de personnes qui m’entourent vivaient en Iran jusqu’à très récemment et certaines étaient engagées auprès des réformateurs. En ce sens, il est tout à fait normal que les réformateurs qui ont fait le choix de prendre leurs distances vis-à-vis du régime participent à un gouvernement d’union nationale. Et à titre personnel, je le souhaite.
M. T. — Existe-t-il des forces, parmi les Gardiens de la Révolution ou l’armée, qui sont prêtes à s’engager dans un processus de transition ?
R. P. — Beaucoup de membres des Gardiens de la Révolution ont conscience du cercle infernal dans lequel le régime est en train de les enfermer.
Ils ont perdu leurs illusions en réalisant que le régime s’est servi d’eux, mais qu’aucune promesse de paix et de prospérité n’a été tenue. Certains anciens Gardiens de la Révolution ont été blessés durant la guerre contre l’Irak et certaines familles ont perdu un père ou un fils. Le régime ne leur a témoigné aucune reconnaissance et les a abandonnés. Ce sont des laissés-pour-compte à qui justice doit également être rendue.
M. T. — L’un des principaux problèmes en Iran est la corruption. Par quels moyens en sortir ?
R. P. — La corruption est endémique dans la République islamique. Nous devons impérativement lutter contre ce fléau qui abîme notre société et appauvrit la population.
En France, la commission des finances de l’Assemblée nationale a pour président un député de l’opposition. Cette mesure me paraît pertinente ; elle contribue à la prévention de la corruption et à la lutte contre l’opacité dans la gestion des deniers publics. De plus, la France a la Cour des comptes, l’Allemagne, la Cour fédérale des comptes et les États-Unis, le Government Accountability Office. Il nous faudra en Iran un organe qui, sur le même modèle, assurera la transparence de l’utilisation des fonds publics afin que les citoyens sachent à quoi sert leur argent. C’est d’autant plus important que nous avons en Iran des ressources naturelles, tels le pétrole et le gaz, qui relèvent de notre souveraineté nationale et devraient être la propriété de toute la nation, et non la planche à billets des Gardiens de la Révolution. La Banque centrale iranienne devra être indépendante afin de ne pas être l’otage de politiques économiques aventureuses qui provoquent de l’inflation et engendrent du clientélisme. La politique monétaire a des conséquences immédiates sur la confiance dont une économie a besoin pour encourager les investissements. Assurer la stabilité, c’est assurer la prospérité et le pouvoir d’achat. C’est également contraindre les gouvernements à faire montre de précaution dans leur politique économique.
Enfin, il faudra refonder notre modèle de justice en assurant son indépendance et en votant des lois qui encadreront l’action de chaque acteur de la vie politique, économique et sociale.
En instaurant des règles de transparence à tous les niveaux du pouvoir économique, nous pourrons endiguer la corruption et permettre à l’Iran de rejoindre les standards internationaux édictés par le Groupe d’action financière (6).
M. T. — L’État devra-t-il jouer un rôle important dans l’économie ? Faut-il que les ressources pétrolières soient sa propriété ?
R. P. — L’État devra assurément jouer un rôle crucial, qui sera de maintenir l’État de droit. La place de l’État sera définie par la Constitution. Le gouvernement démocratiquement élu et responsable devant ses électeurs conduira sa politique économique. Néanmoins, une chose est sûre et, j’ai envie d’ajouter, normale : le pétrole, le gaz, les forêts et toutes les ressources naturelles de l’Iran doivent, comme je vous l’ai indiqué il y a un instant, servir la nation. La rente énergétique peut prendre plusieurs formes. J’étudie les différents modèles existants, que ce soit Norges Bank (7) ou les fonds souverains du golfe Persique (8). Dans le cas de l’Iran, je pense que la mission de la rente doit être la reconstruction souveraine du pays et notamment l’investissement dans les infrastructures et l’aide à l’industrie nationale pour l’intégrer dans l’économie mondiale.
M. T. — Est-il réaliste de penser que la Russie et la Chine puissent laisser l’Iran échapper à leur influence ?
R. P. — L’Iran ne doit plus être le vassal d’une puissance étrangère, comme elle ne doit plus interférer dans les affaires domestiques d’autres nations souveraines. Indéniablement, la Russie et la Chine sont des grandes puissances qui comptent. Mon souhait est d’entretenir des relations équilibrées fondées sur le respect mutuel des souverainetés de chacun. Il n’y a pas de raison qu’un Iran démocratique se coupe du plus gros consommateur de ressources naturelles, la Chine, ou ne coordonne pas sa production pétrolière avec la Russie, comme l’a déjà fait occasionnellement l’Arabie saoudite.
M. T. — Les liens actuels entre l’Iran, la Russie et la Chine vous obligent-ils à envisager une forme de neutralité, à mi-chemin de l’Occident et des puissances asiatiques ?
R. P. — L’Iran doit adopter une politique étrangère qui sert ses intérêts propres. Par sa position géographique et ses atouts, mon pays a vocation à jouer un rôle important dans l’économie mondiale. De tout temps, nous avons commercé à la fois avec l’Orient et avec l’Occident. Diplomatiquement, l’Iran doit devenir une puissance stabilisatrice et non un facteur d’instabilité dans la région.
Nous avons trop souvent été otages du jeu des grandes puissances pour envisager autre chose qu’une « neutralité consciente ». J’entends par là que les Iraniens sont fiers de leur identité et que toute forme d’inféodation leur est insupportable. Le nouvel Iran respectera le droit international et s’attendra à ce que tous ses voisins respectent aussi sa souveraineté.
M. T. — Quelle sera la place des actuelles forces répressives — Gardiens de la Révolution, Bassidjis — dans une transition démocratique ? Et le rôle de l’armée ?
R. P. — Le rôle de l’armée est de protéger un pays à ses frontières et celui de la police est de maintenir l’ordre public et la sécurité des personnes. Le régime islamique a fait de ces forces des instruments au service de son idéologie : les Bassidjis surveillent l’application de la charia dans la société iranienne et les Gardiens de la Révolution interviennent dans des conflits à l’étranger pour y exporter l’idéologie islamiste.
La résistance non violente et la désobéissance civile constituent les meilleurs moyens de rallier les forces de sécurité. Ces forces font partie du peuple et elles participent donc à la solution de transition. Ces méthodes pacifiques nous aideront à leur faire comprendre qu’ils ne sont pas nos ennemis, mais que c’est le régime qui les érige en ennemis du peuple. De cette façon, nous allons les intégrer dans l’État, au service du bien commun.
Nous ne pourrons pas juger tous les fonctionnaires des forces armées, et cela n’aurait d’ailleurs aucun sens. Les hauts commandants et les subalternes ne doivent pas être traités de la même manière. Les premiers ont la liberté de décider, les seconds sont dans l’obligation d’exécuter. Il faudra juger, sur le modèle du procès de Nuremberg, les hauts gradés qui portent réellement la responsabilité des crimes du régime.
Pour ce qui concerne les policiers de base, la transition devra les faire participer à un processus de réconciliation nationale, avec une commission que l’on appellera — comme cela fut le cas en Afrique du Sud — « Vérité et réconciliation » et dont la mission sera d’encourager le dialogue national. Les victimes, qui ont le droit de connaître la vérité sur ce qu’elles-mêmes ou leurs proches ont subi, pourront obtenir plus facilement des témoignages de fonctionnaires si ceux-ci sont assurés de ne pas être condamnés.
M. T. — Sur le plan économique, comment passer d’une économie mafieuse — tenue par les fondations religieuses et les Gardiens de la Révolution — à une économie de marché ? Pouvez-vous citer quelques mesures concrètes ?
R. P. — Nul besoin de réinventer la roue ! L’histoire récente nous offre plusieurs expériences, plus ou moins fructueuses selon les cas : d’une part, l’échec des privatisations russes ; et, d’autre part, le succès de l’intégration des économies anciennement satellitaires de l’URSS à l’économie européenne. Même si l’Iran ne peut prétendre aux fonds structurels européens, mon pays dispose d’une manne pétrolière conséquente, d’une intelligentsia compétente et formée, et d’une diaspora rompue à la gestion dans une économie de marché. La politique à mener pour transformer l’économie sera du ressort du gouvernement en place. Néanmoins, je suis certain de deux choses. Primo, aucune transformation ne sera possible sans une culture de la transparence et un combat sans concession contre la corruption ; et secundo, le rejet par mes compatriotes d’une économie administrée, comme en témoigne le chanteur Shervine Hajipour dans sa chanson Baraye (9), devenue l’hymne du mouvement « Femme, Vie, Liberté ».
M. T. — Quelle place pour l’islam et les autres religions dans un Iran démocratique ?
R. P. — L’islam chiite est évidemment la religion majoritaire, mais toutes les religions doivent avoir leur place en Iran. Chacun doit pouvoir pratiquer son culte ou choisir de n’en pratiquer aucun sans être inquiété. Les religions ont une place bien particulière car elles répondent au besoin de foi et de transcendance, mais elles ne sont pas faites pour gouverner. Un régime séculier assurera une séparation de la religion et de l’État, tout en assurant à chacun le droit de croire ou de ne pas croire. En ce sens, la sécularisation de la politique protégera les religions, en particulier l’islam dont le nombre de fidèles a nettement diminué depuis la Révolution islamique (10).
M. T. — Seriez-vous d’accord avec la création d’un État kurde indépendant regroupant les Kurdes dispersés entre l’Irak, la Syrie, la Turquie et l’Iran ?
R. P. — Les Iraniens kurdes font partie de l’histoire de l’Iran. La reine Mandana, la mère de Cyrus le Grand, était mède, c’est-à-dire kurde ! Maintes fois dans l’Histoire, les Kurdes ont montré leur attachement à l’unité nationale de l’Iran. Ils font partie du pays et sont pleinement iraniens. Mais le régime islamique les a combattus en s’attaquant à leur culture et à leurs traditions millénaires. Il s’est attaqué à toutes les minorités en niant leurs spécificités et leurs particularités ; et cela, alors même que l’identité iranienne est depuis les Achéménides multi-ethnique et multiculturelle ! Mais l’indépendance n’est pas la solution. Si l’Iran se dote et applique vraiment une Constitution qui consacre la liberté, la démocratie et l’égalité devant la loi de tous les citoyens, alors plus aucune minorité ne sera persécutée. Toutes seront respectées, toutes seront libres de préserver leur culture. Le persan sera notre langue commune, mais les autres langues régionales pourront être parlées et enseignées. N’est-ce pas ce qu’on appelle la liberté ?
M. T. — Du temps de votre père, l’Iran était considéré comme le principal allié (avec Israël et l’Arabie saoudite) des États- Unis au Moyen-Orient. Le monde a beaucoup changé depuis. Le nouvel Iran pourra-t-il adopter le modèle démocratique occidental sans pour autant devenir un vassal de l’Occident ?
R. P. — Le choix d’un modèle démocratique est aussi celui de la souveraineté et de la prospérité à long terme. Je ne connais pas de système qui protège mieux les intérêts d’un État et le bien-être de ses citoyens dans la durée.
Par ailleurs, quel serait pour mon pays l’intérêt de se vassaliser ? Bénéficier d’un bouclier de sécurité ? Je n’y crois pas : les Américains semblent résolus à regarder prioritairement vers le Pacifique. Bénéficier d’opportunités commerciales ? L’Iran, une fois ouvert politiquement et économiquement, libérera un extraordinaire marché émergent aujourd’hui inexploité. L’économie iranienne, grâce à nos ressources naturelles et à notre capital humain, attirera les investisseurs étrangers. L’économie mondiale en sortira renforcée.
M. T. — Les accords d’Abraham ont été conclus par Israël et plusieurs pays arabes en réaction à la menace islamiste iranienne. Survivront-ils, d’après vous, à la disparition de cette menace ?
R. P. — Les accords d’Abraham sont plus qu’une alliance contre la République islamique. Les échanges culturels et économiques sont désormais fluides entre les pays arabes signataires et Israël. On observe des flux d’investissements et des transferts de technologies notables, en particulier entre les Émirats arabes unis et Israël. Des synagogues sont désormais construites dans des pays arabes ! Je considère que c’est un progrès en termes de tolérance et un facteur pérenne de stabilité géopolitique.
M. T. — Un Iran démocratique demandera-t-il à adhérer aux accords d’Abraham ? Quels types de partenariats économiques et culturels pourraient alors se développer ?
R. P. — On peut, en effet, imaginer des « accords de Cyrus », comme je vous l’ai dit au début de notre entretien. Israël est un pays du Moyen-Orient qui a fait ses preuves dans de nombreux domaines, tout particulièrement scientifiques. Les nouvelles technologies représentent une partie importante de l’économie israélienne et l’Iran pourrait collaborer à différents projets. Autre sujet d’intérêt commun : la lutte contre le stress hydrique. L’Iran aurait beaucoup à apprendre des Israéliens, qui ont fait en la matière des progrès considérables.
Quant à la culture, les artistes iraniens à l’étranger et israéliens travaillent déjà ensemble. Je serais heureux de voir ces projets produits en Iran.
L’Iran n’a pas vocation à être un État replié sur lui-même mais, à l’inverse, à devenir un poumon économique et culturel dans la région et à travers le monde. Nos opportunités de partenariats économiques ne se limitent pas à Israël et aux monarchies arabes. Les républiques du Caucase, par exemple, ont des liens historiques profonds avec mon pays.
M. T. — Seriez-vous favorable à l’émergence d’une alliance moyen- orientale regroupant Israël, l’Iran et les pays arabes, sur le modèle de l’Union européenne ?
R. P. — Il est certain que la paix ne pourra revenir que si les pays se coalisent autour de grands projets. L’Union européenne a débuté avec une politique commune de l’énergie, un marché commun, une union douanière, une politique agricole commune. L’Amérique du Nord a également un traité de libre-échange liant le Canada, les États- Unis et le Mexique. Un tel projet est réalisable au Moyen-Orient. Il est même souhaitable, car il préservera la région des conflits et aidera les peuples à mieux se connaître. Il permettra également une libéralisation politique et une meilleure stabilité.
Il conviendra de bâtir une nouvelle architecture de sécurité régionale. Là encore, l’Histoire nous offre des modèles intéressants de coexistence pacifique entre pays aux régimes politiques différents. Je pense aux accords d’Helsinki et à leur décalogue consacrant des relations de « bon voisinage ».
M. T. — Approuvez-vous le changement stratégique opéré par ceux des États arabes qui ont normalisé leurs relations avec Israël sans exiger préalablement la résolution de la question palestinienne ?
R. P. — La République islamique n’est pas étrangère à la non- résolution de la question palestinienne. Le Hamas, le Djihad islamique et le Hezbollah ont pour première source de financement des subsides de Téhéran. Je vous rappelle le slogan de mes compatriotes pendant les manifestations des dernières années : « Ni Gaza, ni Liban, je donne ma vie pour l’Iran. »
M. T. — Les États-Unis, malgré les efforts de Bill Clinton, ont échoué dans leur rôle de médiateur entre Israéliens et Palestiniens. Les héritiers de Cyrus le Grand seraient-ils mieux placés pour réunir autour de la table les protagonistes du conflit moyen-oriental ?
R. P. — L’Iran est un carrefour de civilisations et son histoire est riche de plusieurs millénaires. Il a croisé le fer avec toutes les grandes civilisations, qu’il s’agisse des Grecs, des Romains, des Égyptiens, des Arabes ou des Mongols. Avec les Arabes, les Iraniens ont accueilli l’islam. Cette religion est devenue une civilisation au contact de l’Empire perse, en adoptant ses artisans, ses architectes, ses savants, ses médecins et ses poètes.
La culture iranienne a toujours ruisselé dans l’islam et, aujourd’hui encore, elle tient une place importante dans le monde musulman. Mais les Iraniens partagent également une histoire très ancienne avec le peuple juif. Un Iran libre pourra rapprocher les Israéliens et les Palestiniens autour d’un projet constructif pour une solution gagnant-gagnant. Contrairement à la République islamique qui a mis en œuvre tous les moyens pour empêcher la paix.
M. T. — Que ferez-vous des alliés de la République islamique et de leurs groupes surarmés qui, entre autres cibles, combattent Israël ? Que ferez-vous du Hezbollah, du Djihad islamique ?
R. P. — Leur financement par l’Iran cessera immédiatement, sans condition aucune. L’Iran libre ne sera pas le sponsor du terrorisme et ces dépenses contraires à l’intérêt national, ainsi que toutes les autres formes de soutien actuelles, seront immédiatement supprimées.
M. T. — Avez-vous parfois songé à renoncer à l’action politique ?
R. P. — Jamais ! J’aurais pu ne pas m’engager et considérer que la Révolution de 1979 m’empêchait de jouer un rôle quelconque. Or il n’en a jamais été question. Si les Iraniens ont tourné le dos à ma famille en 1979, nous ne leur avons pas tourné le dos pour autant. Il est de mon devoir de toujours me tenir à leurs côtés. Je sais qu’ils n’ont jamais voulu les horreurs que Khomeiny leur a infligées. Mes plus beaux souvenirs sont en Iran et je suis avant tout un citoyen iranien. Je fais partie de ce peuple et je suis l’égal de tous les Iraniens. Je veux vivre libre dans mon pays aux côtés de mes compatriotes, avec ma culture et mes traditions. Ma seule ambition est de contribuer à la transition de mon pays vers la démocratie. Je serai toujours un défenseur des libertés fondamentales en Iran. Cette mission suffit à mon bonheur !
(1) Les accords d’Abraham sont des traités de paix signés respectivement par Israël avec les Émirats arabes unis puis avec le Bahreïn en août et en septembre 2020. Ils ont été suivis par des accords de normalisation avec le Maroc et le Soudan en octobre et en décembre 2020.
(2) Mouvement politique proposant une ouverture économique et une timide libéralisation de l’Iran, mais sans remise en cause de la doctrine du Velayat-e Faqhi qui confie les pleins pouvoirs au Guide suprême de la république islamique et sert de fondement au régime théocratique.
(3) Les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité — États-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni et France — plus l’Allemagne.
(4) Guépardeau asiatique dont la maladie et le décès ont suscité l’émotion de l’opinion publique iranienne entre mai 2022 et février 2023.
(5) Il s’agit de la jeune femme de 22 ans décédée des suites des coups portés lors de son interpellation par la police des mœurs de Téhéran. Son meurtre a marqué le début du soulèvement observé en Iran depuis septembre 2022.
(6)Le Groupe d’action financière (GAFI) est l’organisme mondial de surveillance du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme. En février 2023, le GAFI a placé trois pays sur sa liste noire : la Corée du Nord, la Birmanie et l’Iran.
(7) La Banque centrale norvégienne, qui gère aussi son fonds souverain.
(8) Par exemple, aux Émirats arabes unis, Mubadala, et l’Abu Dhabi Investment Authority, en Arabie saoudite.
(9) Cette chanson est un réquisitoire énumérant tous les maux de la société iranienne d’aujourd’hui dont « l’économie administrée ».
(10) Le rapport de l’institut Gamaan de mars 2022 révèle que près de 70 % de la population iranienne rejette un système politique fondé sur la charia.