Moyen-Orient : l’onde de choc mondiale

Jan 20, 2025

Entretien avec Gilles Kepel, professeur émérite des universités, spécialiste du monde arabe et de l’islamisme contemporain auxquels il a consacré une trentaine d’ouvrages. Vient de publier : Le Bouleversement du monde. L’après 7 Octobre, Plon, 2024.

Politique Internationale — Commençons par un diagnostic : quel a été l’impact des événements du 7 octobre sur le conflit israélo-palestinien et plus généralement sur les équilibres du Moyen-Orient ?

Gilles Kepel — Le 7 octobre a complètement changé la donne. Sinouar, en lançant sa razzia pogromiste, a infligé à Israël sa pire défaite militaire depuis 48 ans et provoqué un traumatisme majeur dans la société israélienne. Le nombre de morts et l’atrocité des massacres ont réveillé les souvenirs du génocide des Juifs par les nazis. Les équilibres s’en sont trouvés totalement bouleversés. Autrefois, un attentat qui faisait dix morts était considéré comme une catastrophe nationale. Depuis le 7 octobre, le système militaro-politique israélien est tellement déstabilisé que désormais on ne compte plus les pertes. La guerre au Liban, par exemple, a fait au moins 80 morts israéliens, et personne n’en parle. Ce n’est plus un enjeu. Surtout, par-delà le choc et le sentiment d’horreur, on découvre rétrospectivement que le Hamas a pris cette décision de son propre chef, c’est-à-dire sans en référer explicitement à Téhéran et a fortiori sans avoir obtenu son feu vert. Cette révélation a fortement ébranlé le système iranien et a permis à Israël de prendre des initiatives inédites. Il y a eu deux types de riposte israélienne. La première a été réactive : dans l’esprit de Netanyahou, le bombardement de Gaza et les massacres de civils qui ont suivi étaient justifiés par une espèce de loi du talion. Il fallait absolument montrer que l’État d’Israël n’était pas faible et qu’il était capable d’infliger des dommages bien pires que ceux qu’il avait subis : des civils ont été tués en masse, des populations ont été forcées à l’exode. Mais cette logique a rapidement montré ses limites à la fois politiques et militaires. En réalité, les Israéliens n’avaient pas la main militairement parlant, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas réussi à trouver les otages ni à descendre dans les tunnels, ils étaient aveugles et sourds. Cette offensive avait aussi pour but d’apaiser la population israélienne et de faire diversion afin d’éviter de poser la question centrale : pourquoi Netanyahou n’avait-il pas prévu le coup ? Et pourquoi tout cela s’est-il traduit par une dégradation de l’image d’Israël à l’étranger, allant jusqu’à des accusations de génocide ?

P. I. — De quelle nature a été la seconde riposte israélienne ?

G. K. — Elle a été proactive. Les Israéliens ont très vite compris qu’ils avaient là une opportunité extraordinaire pour détruire pan par pan l’axe de la résistance iranienne : Syrie, Hezbollah, Houthis, Hamas, milices irakiennes et, bien sûr, Iran.

Ils ont commencé par le maillon le plus faible, la Syrie de Bachar el-Assad, un régime d’incurie, de corruption et de violence qui ne tenait que grâce à l’appui des services secrets iraniens, des Pasdarans et des miliciens du Hezbollah. Personne n’allait protester contre ces bombardements. Les seuls qui auraient pu réagir, c’étaient les Russes, mais ils étaient occupés en Ukraine. Grâce à leur maîtrise de la technologie et de l’intelligence artificielle, les Israéliens ont méthodiquement éliminé tous les dirigeants des Pasdarans présents sur place avant d’attaquer le consulat iranien à Damas, contraignant ainsi l’Iran à faire ce qu’il n’aurait jamais fait autrement, c’est-à-dire à bombarder Israël depuis son territoire. Jusqu’alors, toute la stratégie de l’Iran avait consisté à faire du Hezbollah son glaive et son bouclier, censé combattre Israël jusqu’à la dernière goutte de sang chiite arabe. Cette attaque a été apparemment négociée, et aucun projectile n’a atteint le sol israélien. Les Israéliens ont néanmoins jugé qu’ils étaient en droit de tirer sur l’Iran et ont répliqué en détruisant un radar.

En même temps, la guerre continuait à Gaza avec des conséquences désastreuses en termes d’image, y compris auprès des alliés européens. Au début, ils avaient largement soutenu le droit d’Israël à se défendre mais, au fur et à mesure, ils étaient de plus en plus gênés aux entournures et considéraient que Netanyahou avait choisi la fuite en avant pour tenter d’échapper à la justice. D’où, un an après, une reprise en main stratégique avec l’affaire des bipeurs, qui change tout.

P. I. — En quoi cette attaque inédite marque-t-elle un tournant ?

G. K. — C’est à la fois ce qui lave le Mossad de son échec du 7 octobre et ce qui l’explique rétrospectivement. À première vue, faire exploser des bipers n’a pas l’air bien sorcier, mais en fait cette opération a demandé des années de préparation. Il a fallu intercepter la commande, faire fabriquer des engins à Taïwan, y insérer de l’explosif, créer des sociétés-écrans en Roumanie, le tout en achetant des complicités au sein du mouvement. Pendant cette phase de préparation, le Mossad a consacré toute son énergie au Hezbollah qui apparaissait comme la principale force militaire hostile. Du coup, la défense contre le Hamas est passée au second plan — d’autant que Bibi croyait qu’en chargeant le Qatar de verser tous les mois à ce même Hamas les 30 ou 40 millions de dollars que lui livrait le Mossad en mains propres, tout se passerait bien. Quand les Qataris étaient fâchés contre le Hamas et menaçaient de réduire leur contribution, Netanyahou envoyait aussitôt Yossi Cohen, le chef du Mossad, pour leur faire entendre raison.

P. I. — À quoi servait cet argent ?

G. K. — D’abord à assurer la vie quotidienne d’une population palestinienne privée par ailleurs de ressources. Mais après avoir versé les salaires des médecins, des enseignants et des autres fonctionnaires, le Hamas prélevait bien sûr des « frais de dossier » dont le montant n’est pas connu ! Cela permettait de la sorte de payer tout ce qui passait par les tunnels à travers le Sinaï. Ce n’est pas nouveau : depuis les pharaons, cette région est peuplée de tribus bédouines qui se livrent à la contrebande. Pendant un temps, l’État islamique y avait même établi une province, massacrant au passage des soldats égyptiens en quantité industrielle. L’Égypte voyait donc dans ces tunnels un moyen de calmer les Bédouins du Sinaï qui se sucraient au passage et d’améliorer l’ordinaire de l’état-major égyptien… Mais les Israéliens, obnubilés par le Hezbollah, n’ont pas vu que par ces tunnels transitaient toutes sortes d’armes et que les gens allaient se former en Iran et revenaient à Gaza lorsque les points de passage étaient ouverts.

Bibi pensait que, finalement, Sinouar aboyait mais ne mordrait pas. Si les services israéliens n’ont pas été capables de voir ce qui se tramait, c’est aussi parce qu’ils avaient perdu l’essentiel de leurs sources humaines au sein du Hamas. Sinouar avait fait systématiquement tuer tous les homosexuels, les adultères, les gens endettés, etc. autrement dit tous ceux qu’on pouvait faire chanter.

P. I. — Pour revenir au Hezbollah, il faut bien admettre que cette affaire des bipeurs a été une réussite israélienne spectaculaire…

G. K. — Effectivement, le modus operandi sera enseigné dans les écoles de renseignement pendant des décennies ! Au total, l’opération a fait plus de 3 000 blessés. Le but était d’inhiber la capacité de défense du Hezbollah et, de ce point de vue, le résultat a dépassé de loin les espérances des Israéliens. Tous les lieutenants et tous les capitaines ont été touchés, aux mains, aux yeux ou ailleurs. Le lendemain, l’explosion des talkies-walkies a causé 250 morts supplémentaires. Lorsque, dans la foulée, Tsahal a commencé son offensive, le Hezbollah a été incapable de résister. Tous les QG ont été détruits, des centaines de bombes ont été larguées. Et le lendemain de cette attaque massive, le cadavre de Nasrallah a été retrouvé dans les décombres. C’est là que le Hamas a compris que le Hezbollah n’allait plus pouvoir l’aider. Sinouar est sorti de sa cachette, on connaît la suite… L’image de son crâne transpercé par une balle israélienne a fait le tour du monde.

D’une certaine façon, ce trophée numérique de la victoire a soldé les comptes du 7 Octobre : le coupable a été châtié, en attendant que les otages soient libérés.

P. I. — Quel est l’impact de la décapitation du Hezbollah sur l’Iran ?

G. K. — L’axe de la résistance commence à être significativement brisé. L’Iran se retrouve dans un état d’affaiblissement au moment où le Guide, qui est au pouvoir depuis 35 ans, est lui-même fragilisé par l’âge et la maladie. Le système iranien repose sur trois piliers : l’infaillibilité du Guide, ce qu’on appelle le Velayat e-faqih ; la haine d’Israël, qui sous-tend l’axe de la résistance ; et l’obligation du voile dans la rue. Or chacun de ces éléments commence à vaciller.

Beaucoup disent à Téhéran qu’Ebrahim Raïssi, qui était pressenti pour succéder au Guide et qui a malencontreusement péri dans un accident d’hélicoptère, a été dégagé parce que c’était un fou furieux qui allait mener la République islamique dans le mur. La preuve en est que les Gardiens de la révolution ont ensuite fait élire à la présidence Massoud Pezeshkian qui passe pour plus modéré et qui affirme vouloir renouer les liens avec l’Occident. Il est clair qu’après la disparition de ses principaux mandataires l’Iran a besoin d’adapter sa stratégie globale. On observe que le corps des Gardiens de la révolution a pris de plus en plus d’autonomie par rapport au clergé, ce qui est probablement la raison pour laquelle les Israéliens se sont fait des amis parmi eux. La manière dont ces mêmes Israéliens ont éliminé Ismaïl Haniyeh, le chef de la branche politique du Hamas, à Téhéran pendant la cérémonie d’intronisation du nouveau président, alors qu’il résidait la maison d’hôtes ultra-sécurisée des Gardiens de la révolution, montre bien qu’ils ont bénéficié de complicités à l’intérieur du système. Et probablement qu’une partie de ces mêmes Gardiens ont décidé qu’il fallait maintenant changer de stratégie.

La situation de l’Iran me fait penser à celle de l’Union soviétique en 1989. Après la défaite de Kaboul, Gorbatchev et les chefs du KGB étaient persuadés qu’il fallait que tout change pour que rien ne change. Résultat, le mur est tombé, et c’est un ex-colonel du KGB qui est à la tête de la Russie ! Les Iraniens sont dans la même logique. La permanence de la République islamique permet-elle la sauvegarde de l’Iran ? Ou tout ne risque-t-il pas de s’effondrer et l’Iran finira-t-il par être mangé par ses nombreux ennemis qui n’attendent que cela autour de lui ? Il est urgent, pour le régime actuel, de trouver un mode d’adaptation. C’est sans doute pour cette raison qu’un conseiller du Guide s’est rendu en personne à Beyrouth pour contraindre le Hezbollah à accepter un cessez-le-feu. 

Ce cessez-le-feu prévoit en quelque sorte la mise en œuvre de la résolution 1701 : les Israéliens doivent se retirer en échange de quoi le Hezbollah se repliera au nord du Litani. Entre le Litani et la frontière se déploieront l’armée libanaise et la FINUL renforcée, le tout sous l’égide des États-Unis et de la France. On a là l’esquisse d’un processus de paix qui a été décidé par l’Iran. De son côté, le Hamas a annoncé qu’il était également prêt à engager des négociations, y compris pour la libération des otages.

P. I. — Un événement majeur s’est ensuite invité dans l’équation moyen-orientale : la déroute du régime syrien de Bachar el-Assad et l’installation à Damas d’une équipe dominée par des islamistes. En quoi cet événement change-t-il la donne ? 

G. K. — La chute du régime des Assad père et fils, qui avait imposé son joug sur la Syrie depuis un demi-siècle et qui avait été le seul à résister ne varietur aux « printemps arabes » de la décennie écoulée, représente un séisme d’ampleur dont les répliques seront certainement nombreuses. La première secousse, la plus spectaculaire, c’est qu’elle prolonge le fracassement de l’axe de la résistance, le régime étant devenu le cœur du système de mandataires de Téhéran au Levant. C’est par son territoire que transitaient les livraisons militaires au Hezbollah libanais et c’était donc la clé de la mise sous tutelle iranienne de l’État du Cèdre. La transition elle-même s’est faite d’une manière aussi surprenante qu’imprévue puisque c’est le groupe djihadiste HTS (mouvement de libération du Levant), installé depuis 2007 dans la « zone de désescalade » d’Idlib au nord-ouest du pays mitoyenne de la Turquie, qui a mené ce Blitzkrieg en moins de dix jours. En réalité, le travail avait été préparé (sans que l’on sache aujourd’hui si c’était délibéré) par Israël qui, par des bombardements massifs sur les unités de Pasdarans (Gardiens de la révolution iranienne) qui tenaient et encadraient l’armée syrienne, avait détruit la capacité combattante de celle-ci. Ajoutez-y que les Russes, qui bombardaient les rebelles, avait dû repositionner le plus clair de leur aviation sur le front ukrainien. Et que, enfin et surtout, la liquidation du Hezbollah au Liban au mois de septembre avait contraint le parti chiite à y rapatrier tous ses cadres militaires survivants pour tenter de juguler l’hémorragie à Beyrouth. De ce fait, l’armée d’Assad, clochardisée, démoralisée, épuisée, ne tenait plus qu’avec des ficelles, et la conquête a été « a cakewalk ».

Elle a d’abord été rendue possible par l’implication de la Turquie et du Qatar qui ont œuvré, outre le soutien matériel, à faire muer ces djihadistes radicaux vers une ligne « frériste modérée » qui est celle d’Ankara et de Doha. Pour M. Erdogan, successeur des sultans ottomans, c’était aussi l’opportunité de repousser la République islamique, héritière des chahs de Perse, loin de la Méditerranée et au-delà de l’Euphrate. Un affrontement multi-millénaire. L’Iran est donc terriblement impacté et ne peut plus compter que sur les seuls Houthis du Yémen comme mandataires actifs de son axe de la résistance. Les Houthis ont la capacité de gêner considérablement Israël par des tirs de missiles, par exemple sur l’aéroport de Tel-Aviv. Eux-mêmes ayant très peu d’infrastructures, ils ne sont pas exagérément touchés dans leurs services vitaux par les bombardements en rétorsion qui viennent d’Israël mais aussi des États-Unis et du Royaume-Uni. L’Iran se trouve ainsi à la croisée des chemins et cherche à gagner du temps dans l’espoir que M. Poutine lui donne les moyens de franchir les dernières étapes qui le séparent de l’arme nucléaire en contrepartie du soutien iranien à l’offensive russe contre l’Ukraine, notamment via la fourniture de missiles Shahed. Mais ce processus global est évidemment dépendant de l’état du monde de la présidence Trump 47 !

P. I. — Précisément, que fera Trump selon vous ?

G. K. — On a dit — et l’information n’a pas été démentie — qu’Elon Musk avait rencontré l’ambassadeur iranien à l’ONU. La presse iranienne la plus « réformiste », c’est-à-dire celle qui probablement pousse à faire bouger le système pour éviter qu’il ne s’effondre, s’est félicitée de ces contacts. Bien sûr, les instances officielles ont démenti… Certes, Trump a nommé des pro-israéliens partout : Elise Stefanik ambassadrice à l’ONU ; Mike Huckabee, un évangélique fanatique proche de Smotrich, ambassadeur en Israël ; Marco Rubio au département d’État… Le soutien à Israël est réaffirmé mais, à mon avis, les Américains n’ont pas du tout envie de garder Netanyahou qui les a trop plombés avec ses affaires judiciaires. Beaucoup sont tentés de le lâcher et de lui faire porter le chapeau de Gaza. Celui-ci est-il encore fonctionnel dans la perspective du « jour d’après » ? À mon sens, l’objectif de Trump est de faire passer les accords d’Abraham à un stade supérieur en y incluant l’Arabie saoudite, voire l’Iran si jamais le régime évoluait dans le bon sens.

Les Saoudiens ont fait savoir qu’ils ne rejoindront les accords d’Abraham que si un État palestinien voit le jour. Or il n’y a aura pas d’État palestinien tant que Netanyahou sera au pouvoir. Certes, la société israélienne a basculé vers la droite, mais le pays est à bout de souffle. Même le fameux Dôme de fer est troué, ce qui a conduit Biden à envoyer des batteries de défense anti-aérienne Thaad qui sont opérées par des Américains. Ce qui, entre parenthèses, met Israël dans la main des États-Unis et de son nouveau président.

P. I. — Un 47e président qui n’a cessé de clamer haut et fort qu’il voulait la paix…

G. K. — C’est exact. Pendant toute la campagne, Trump a accusé Kamala Harris de chercher à précipiter le pays dans la guerre. Si vous élisez Kamala, répétait-il à longueur de meeting, c’est la certitude de la guerre, c’est-à-dire le traumatisme de l’Irak. Et donc, si vous voulez la paix, votez pour moi. C’est aussi le langage qu’il tient à Netanyahou.

Ce drôle d’environnement rebat les cartes, notamment au Moyen-Orient. Trump va sans doute tenter de transformer les succès militaires tactiques d’Israël en une victoire stratégique tout en sortant Netanyahou du jeu pour construire une architecture régionale assise sur des accords d’Abraham élargis.

Mohammed Ben Salmane, le prince héritier saoudien, s’y prépare en réécrivant l’histoire du royaume. L’imam Mohammed ben Abdelwahhab, fondateur de la doctrine wahhabite, n’est plus guère invoqué aujourd’hui. Et outre les deux fêtes religieuses canoniques de l’Aïd qui suivent le calendrier hégirien, le pouvoir vient d’instituer une fête nationale spécifique suivant le calendrier grégorien qui s’intitule le « jour de la Fondation ». Elle commémore la création de l’État saoudien moderne par le roi Mohammed ibn Saoud. Aux yeux du wahhabisme le plus rigoriste, un tabou a été brisé. La population iranienne regarde aujourd’hui cette modernisation et libéralisation du royaume voisin avec une perplexité teintée d’envie…

P. I. — Un ralliement de l’Iran aux accords d’Abraham suppose une évolution en profondeur du régime. Comment pourrait-elle survenir ? Quant à une adhésion de l’Arabie saoudite, elle suppose, vous l’avez dit, un État palestinien. Comment l’imaginer ?

G. K. — Il s’agit bien sûr de projections, mais en Iran les choses bougent. Premièrement, d’après mes informations, le port du voile recule partout, surtout en ville. Les autorités n’arrivent plus à l’imposer et ce n’est plus une priorité. Deuxièmement, l’axe de la résistance, nous l’avons vu, a du plomb dans l’aile. Le Hezbollah est très affaibli et va essayer de sauver ce qui peut l’être dans le cadre des négociations et le régime d’Assad s’est effondré. Troisièmement, le Guide suprême Khamenei, 85 ans dont 35 au pouvoir, est malade, et la théocratie sclérosée. La République islamique est confrontée à la crise de régime la plus importante depuis sa fondation. Les mollahs arrivent-ils à la surmonter, je n’en sais rien, mais le climat a complètement changé. Et ils ont besoin de vendre leur gaz et leur pétrole, donc à alléger les sanctions. Pour l’instant ils parviennent à écouler leur production vers la Chine qui l’achète au quart du prix, mais la Chine voit d’un très mauvais œil le soutien que Téhéran apporte aux Houthis. Pour une raison évidente : en bombardant de manière indiscriminée la mer Rouge, ces rebelles ont coupé la route de la Soie, ce qui oblige les bateaux chargés de marchandises à faire le tour de l’Afrique. Pour marquer son mécontentement, Pékin s’est rapproché des Émirats en envoyant un fort contingent de Chinois sur place et en reconnaissant la souveraineté émiratie sur les trois îles du golfe Persique — les deux Tomb et Abou-Moussa — revendiquées par l’Iran. C’est un signe supplémentaire du processus de recomposition à l’œuvre depuis quelques mois. Tout est extrêmement fragile mais on voit cependant se dessiner de grandes tendances. 

P. I. — La chute du régime d’Assad nous a rappelé que l’islamisme radical était encore puissant. Faut-il voir dans sa résurgence au Moyen-Orient un frein aux efforts de paix qui se manifesteront le moment venu ? Quels sont aujourd’hui ses principaux vecteurs et ses principaux soutiens ?

G. K. — Il convient d’abord de définir ce qu’on entend par islamisme radical, aussi bien dans sa forme sunnite que dans sa forme chiite. Je dirais qu’il est assez mal en point en termes de capacité mobilisatrice. Au début, on pensait que le Hamas avait remis la question palestinienne dans l’agenda d’où il avait été expulsé par des forces maléfiques. C’est ce que nous expliquait la galaxie woke. Mais en lançant une offensive qui se voulait héroïque et en fabriquant des dizaines de milliers de martyrs, il n’a pas rendu service à la cause qu’il prétendait défendre, au contraire.

Au bout d’un an de guerre, un certain nombre de gens dans le monde arabe pointent une erreur stratégique du Hamas, et s’interrogent sur l’avenir de l’islamisme radical. Le bilan politique, militaire et humain catastrophique de la guerre de Gaza ne plaide pas en sa faveur. Au final, tout dépendra des conditions dans lesquelles s’effectuera la reconstruction. Dans la mesure où le principal contributeur sera probablement l’Arabie saoudite, il est peu probable que les islamistes restent aux manettes dans le Gaza d’après-guerre.

P. I. — Au moment où pourrait s’amorcer un règlement, l’islamisme radical sera-t-il encore un obstacle ? Diriez-vous qu’il a amorcé une phase de déclin dans le monde arabe ?

G. K. — C’est difficile à dire, il peut toujours resurgir sous une autre forme : après la disparition d’al-Qaïda, il y a eu Daech… Mais le 7 Octobre, les islamistes du Hamas ont déclenché un cataclysme qui leur est retombé dessus, a détruit leur mouvement et « plombé » l’islamisme violent dans l’ensemble de la région. La question se pose de savoir si la déradicalisation du HTS, ex-groupe djihadiste dont le chef est passé du keffieh-kalachnikov au costume cravate et a troqué son nom de guerre Abou Mohammed al-Joulani pour son nom de naissance Ahmad al-Shar‘a est un phénomène durable ou conjoncturel. Les États-Unis lui ont annoncé personnellement qu’ils avaient retiré la prime de 10 millions de dollars placée sur sa tête, mais la levée des sanctions internationales n’est aujourd’hui que partielle afin d’assurer l’aide humanitaire à la population syrienne. Pour réintégrer la Syrie dans la communauté internationale, y compris dans le système bancaire, les États de l’OCDE attendent de voir, chacun ayant été échaudé par les espoirs mis il y a dix ans dans les « printemps arabes ».

P. I. — Quelles sont les personnalités du monde arabe et hors du monde arabe qui, selon vous, peuvent jouer un rôle dans la mise en œuvre d’un processus pacifique au Proche-Orient ?

G. K. — Il y a un homme qui est maintenu depuis 20 ans dans les geôles israéliennes, précisément parce qu’il est le seul qui serait capable de fédérer le mouvement palestinien : Marwan Barghouti. Lorsque Netanyahou a relâché Sinouar dans le cadre d’un échange de prisonniers qui visait à récupérer le soldat Gilad Shalit, il savait pertinemment ce qu’il faisait. Un peu comme le Kaiser qui avait envoyé Lénine à Saint-Pétersbourg en train blindé pour qu’il abatte le système tsariste. Pour paraphraser François Mauriac qui s’exprimait à propos de l’Allemagne, le premier ministre israélien aime tellement la Palestine qu’il préfère qu’il y en ait deux. Quand on lui parlait de la Palestine, il demandait : « Laquelle ? Celle du corrompu incompétent ou celle du fou sanguinaire ? » Et en tirait la conclusion que toute paix était impossible. Aujourd’hui, il faut que les Israéliens relâchent Barghouti et fassent en sorte qu’émerge en Palestine un leadership politique qui ne soit ni le système corrompu du vieux Mahmoud Abbas ni le Hamas.

La deuxième personnalité qui va jouer un rôle absolument considérable, c’est à l’évidence Mohammed Ben Salmane. L’objectif de MBS est de construire un Moyen-Orient pacifié dont la perle serait Neom, cette cité futuriste actuellement en chantier au bord de la mer Rouge, qu’il rêve en Alexandrie du troisième millénaire. Le problème, c’est que Neom se trouve à 2 h 30 de voiture d’Eilat et à 2 h de Gaza. Depuis la guerre, les Saoudiens ont réduit les investissements et ralenti les travaux en attendant que la situation se stabilise. Ils sont dans une logique de wait and see. La paix est donc plus que jamais un enjeu majeur pour le développement du royaume.

C’est aussi le cas des autres monarchies de la région, notamment du Qatar, qui hébergeait bon nombre de dirigeants politiques du Hamas et qui joue un rôle de médiateur très important. Dès lors que les responsables du Hamas ont fait savoir qu’ils ne voulaient plus entrer dans quelque processus de négociation que ce soit, l’émir a suivi les instructions des Américains et leur a demandé de partir. Pour l’instant, le Qatar ne fait pas partie de l’axe d’Abraham. À quelles conditions pourrait-il s’inscrire dans une architecture régionale pacifiée ? Il y a là un grand point d’interrogation.

P. I. — Et en Israël, comment voyez-vous se dessiner le jour d’après ?

G. K. — Netanyahou et son ex-ministre de la défense Yoav Gallant sont très handicapés par le mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale, ce qui pourrait ouvrir la voie au général Benny Gantz, pour autant qu’il bénéficie d’un minimum de soutiens. À l’heure actuelle, les élus des colons suprémacistes sionistes et des partis religieux représentent un bon tiers de la Knesset. Et le virage à droite s’est encore accentué depuis le 7 octobre. Il n’est pas sûr, dans ce contexte, qu’une dynamique de paix soit capable de mobiliser l’électorat israélien.

P. I. — Croyez-vous toujours à la solution à deux États ?

G. K. — Ce n’est pas que j’y crois, c’est qu’il n’y a pas d’autre option ! Le paradoxe, c’est que tout le monde veut y croire. Parce que ne pas y croire, c’est se comporter comme Netanyahou. Mais une fois qu’on a dit cela, encore faut-il s’atteler à la mise en œuvre. Ce qui suppose qu’un leadership palestinien émerge, qu’il soit doté de moyens et que la colonisation s’arrête : chaque jour, en Cisjordanie, les colons détruisent des villages, tuent en toute impunité des Palestiniens qui habitent là, abattent leurs maisons, etc. Même chose dans le quartier de Silwan à Jérusalem-Est. Pour que l’espoir d’une solution prenne corps, il faudrait que la catastrophe dont Netanyahou est responsable à la fois par son impéritie et par le type de riposte choisie entraîne un changement de majorité en Israël. Nous n’en sommes pas là…

P. I. — Pensez-vous que le retour de Trump à la Maison-Blanche peut débloquer la situation ?

G. K. — Trump perçoit les guerres au Moyen-Orient comme une source de problèmes. Il a toujours considéré que Bush et ses alliés néo-conservateurs étaient complètement à côté de la plaque. C’est l’homme des deals et il veut négocier des rapports apaisés avec tous ces pays qu’il voit comme autant de marchés pour les produits américains. Mais un principe de réalité belliqueux fomenté par ses adversaires risque de se rappeler rapidement à lui s’il ne réussit pas très vite à impulser une dynamique. Le premier test est l’aboutissement des négociations pour la libération des otages détenus par le Hamas, sommé de les faire aboutir au risque que « l’enfer » se déclenche. Selon que cette menace s’avère efficiente ou n’apparaît qu’un bluff… le mandat du 47e président des États-Unis prendra un départ différent.