Entretien avec Jacques Rupnik, chercheur, expert de l’Europe centrale et orientale, directeur de recherche émérite à Sciences Po (CERI) par Natalia Routkevitch, journaliste indépendante, spécialiste de l’espace post-soviétique
Natalia Routkevitch — Comment les pays d’Europe centrale et orientale, traditionnellement alignés sur Washington, ont-ils vécu les premiers mois de la seconde présidence Trump ?
Jacques Rupnik — Il n’existe pas de réaction uniforme en Europe de l’Est. Les positions sont diverses mais, si l’on devait simplifier, on distinguerait deux pôles principaux incarnés par deux figures majeures : Viktor Orban et Donald Tusk, respectivement à la tête de la Hongrie et de la Pologne. Cette fracture, déjà présente, s’est creusée avec la guerre en Ukraine et s’est encore amplifiée avec le retour de Donald Trump au pouvoir en 2025. Elle se double de divergences sur les questions de démocratie illibérale.
En Europe centrale et orientale, le président américain compte des opposants à sa politique étrangère, mais aussi des soutiens et des partisans convaincus. Dès 2016, au lendemain de la première élection de Trump, Viktor Orban déclarait dans une interview au Daily Telegraph : « Avec le Brexit, nous avons ouvert la porte. Avec l’élection de Trump, nous avons franchi le seuil. La non-démocratie libérale, c’est fini. » Avant de conclure dans un élan d’exaltation : « What a day, what a day, what a day ! »
Au fil des ans, Orban a tissé des liens solides avec les cercles conservateurs trumpistes aux États-Unis. Pendant toute la présidence de Joe Biden, il a continué à participer aux rassemblements conservateurs américains tel que le CPAC (Conservative Political Action Committee) qui, en 2022, a organisé sa conférence annuelle à Budapest sous ses auspices, à se faire interviewer par Tucker Carlson (1) et à rencontrer Trump. Lorsqu’il a pris la présidence de l’Union européenne pour le second semestre 2024, il s’est rendu à Kiev, à Moscou, à Pékin, à Washington pour le sommet de l’OTAN, puis à Mar-a-Lago, chez Trump. Il a cherché à se positionner comme l’intermédiaire européen entre la Russie et les États-Unis et comme le chef de file potentiel des trumpistes en Europe. Il fut le premier, il y a un an, à adopter le slogan MEGA — Make Europe Great Again — en écho au MAGA de Trump.
Face à lui, l’autre pôle est constitué des pays d’Europe de l’Est qui considèrent les mesures prises et promises par Trump comme une trahison et une menace pour la sécurité du continent. Jusqu’en 2025, ces pays suivaient globalement Washington, quel que soit le dirigeant au pouvoir. Contrairement à l’Europe de l’Ouest, où Trump inquiétait depuis longtemps, ses excès étaient ici relativisés, perçus comme de simples outrances de campagne ou comme une réaction compréhensible aux excès du progressisme libéral et du wokisme.
Mais avec Trump-2, la donne a changé. Son virage radical a provoqué une onde de choc en Europe de l’Est. De nombreux dirigeants n’avaient pas mesuré l’ampleur de l’affaiblissement du lien transatlantique, qui leur est apparu comme une menace existentielle. Le « pivot vers la Russie » dans l’approche du conflit ukrainien et le changement d’attitude envers l’Europe désormais traitée en adversaire ont conduit les pays les plus pro-américains de l’UE à revoir leur perception de la politique américaine.
N. R. — Comment les États de la région percevaient-ils jusqu’alors les États-Unis et l’OTAN ? Cette perception a-t-elle évolué depuis janvier 2025 ?
J. R. — En Europe centrale, les États-Unis représentaient à la fois un modèle démocratique et une garantie de sécurité à travers l’OTAN. C’est précisément pour cette raison que ces pays ont tout mis en œuvre pour y adhérer et afficher une loyauté à toute épreuve. Mais aujourd’hui que vaut l’article 5 de l’OTAN si les États-Unis se désengagent ? L’essence même de l’Alliance repose sur l’article 5, un principe de solidarité qui ne fonctionne que grâce à la confiance mutuelle : si un pays est attaqué, tous sont censés lui porter secours. Or, qui peut encore croire sérieusement que, si l’Estonie était attaquée, l’Amérique entrerait en guerre contre la Russie, au risque d’un conflit nucléaire ? Qui serait prêt à aller mourir pour Narva ? Ce doute ébranle la confiance et constitue, dans la vision du monde des pays de l’Europe orientale, une invitation à repenser leur sécurité.
N. R. — Peut-on dire que le groupe de Visegrád, créé en1991, qui réunissait la Pologne, la Tchéquie, la Hongrie et la Slovaquie autour d’intérêts et d’objectifs communs, n’existe plus ? Comment se recompose le paysage politique entre ces deux pôles dont vous parlez ?
J. R. — Le groupe de Visegrád, fondé par des présidents ex-dissidents — Vaclav Havel, Lech Walesa, Arpad Gönz — s’est fracassé sur deux questions majeures : la guerre en Ukraine et la relation avec la Russie, d’un côté ; et la démocratie libérale, de l’autre. Ces deux enjeux sont profondément liés. Sur la guerre, la division est claire : d’un côté, ceux qui craignent pour la sécurité de leur pays, comme les Baltes ou la Pologne, et qui soutiennent fermement l’aide à l’Ukraine ; de l’autre, ceux qui (sans être nécessairement des russophiles) estiment, en « réalistes » présumés, qu’il n’y aura pas de défaite russe, qu’il est vain de poursuivre les combats et qui plaident pour un accommodement rapide, quel qu’en soit le prix. Parmi ces derniers, on retrouve Viktor Orban en Hongrie, Robert Fico en Slovaquie, Calin Georgescu en Roumanie, mais aussi Aleksandar Vucic en Serbie et le président croate Zoran Milanovic. En Tchéquie, cette position est celle d’Andrej Babis, ancien premier ministre (2017-2021) qui pourrait revenir au pouvoir à la fin de cette année.
N. R. — De plus en plus de pays d’Europe de l’Est semblent reconnaître ce que la France affirme depuis des années : la nécessité d’une force européenne indépendante. Mais même si un consensus émerge, combien de temps faudra-t-il à l’Europe pour bâtir une défense crédible et s’imposer comme un acteur stratégique majeur ? Certains spécialistes parlent de décennies…
J. R. — L’Europe connaît un réveil militaire après des décennies de « dividendes de la paix » post-1989 et de dépendance assumée envers le grand protecteur. Le sursaut a été tardif et lent, malgré les alertes répétées des États-Unis depuis le « pivot vers l’Asie » d’Obama. Ces alertes ne datent pas de Trump : de nombreux leaders américains l’ont dit avant lui et avaient fustigé le sous-investissement chronique des Européens en matière de défense. Ursula von der Leyen réclame aujourd’hui des budgets massifs, alors qu’à l’époque pas si lointaine où elle était ministre allemande de la Défense, son pays, le plus prospère de l’UE, ne consacrait que 1 % de son PIB à ses forces armées.
L’augmentation des budgets est réelle : les États européens atteignent désormais les 2 % requis par l’OTAN. Mais 70 % de ces fonds servent encore à acheter du matériel américain, surtout en Europe de l’Est où ce choix a longtemps été perçu comme une police d’« assurance » garantissant le soutien de Washington. Or, avec Trump, cette certitude vacille, ce qui pousse certains pays à reprendre, sans toujours l’affirmer trop fort, l’idée de l’autonomie stratégique de l’Europe.
Mais l’industrie européenne de la défense — en France, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Italie et en Espagne — reste fragmentée et mal coordonnée. Construire une véritable capacité commune prendra au moins une décennie. Ce nouvel élan ne vient pas de la Commission européenne, la défense restant un domaine régalien, mais d’une coalition de pays volontaires en gestation pour apporter un soutien fort à l’Ukraine. Des réunions ont déjà eu lieu à Paris et à Londres, amorçant un rapprochement britannique post-Brexit avec le continent. Avec la France et le Royaume-Uni — qui sont les seuls pays européens dotés de moyens et d’une réelle culture stratégique —, ce processus pourrait déboucher sur une redéfinition de la défense du continent.
N. R. — La Pologne semble aspirer, elle aussi, à jouer un rôle important dans ce processus…
J. R. — Dans cette coalition de volontaires, un des pays clés à l’Est est la Pologne, dont les dépenses de défense atteignent désormais 4,5 % du PIB. Jusqu’à récemment, les Polonais évitaient d’évoquer l’« autonomie stratégique » ou la « souveraineté européenne », par crainte d’affaiblir leur lien avec les États-Unis. Mais aujourd’hui, alors que ce lien est lui-même remis en question, la Pologne a franchi le pas. Son ministre des Affaires étrangères, Radosław Sikorski, insiste désormais sur la dimension européenne de la défense.
Une coalition se dessine. Elle inclut le Royaume-Uni, le groupe de Weimar (France, Allemagne, Pologne), les pays baltes et les pays nordiques, ces derniers ayant renoncé à leur neutralité pour rejoindre l’OTAN face à la menace russe, précisément au moment où les Américains semblaient sur le départ… Pour la première fois, le groupe de Weimar pourrait jouer le rôle d’axe stratégique central dans la politique de sécurité européenne. Créé dans les années 1990 à l’initiative de Bronisław Geremek pour équilibrer la relation polono-allemande, il n’avait jusqu’ici jamais fonctionné pleinement, faute d’alignement politique. La situation a changé avec l’évolution des positions françaises sur la Russie (notamment depuis le discours d’Emmanuel Macron à Bratislava en mai 2023) (2), l’accroissement de l’effort militaire de l’Allemagne dans un cadre européen affirmé par le nouveau chancelier Friedrich Merz et le retour au pouvoir en Pologne de Donald Tusk, qui a pris ses distances par rapport à Trump (le principal parti d’opposition en Pologne, le PiS, reste pro-Trump).
Tusk a d’ailleurs placé la sécurité en tête des priorités de la présidence polonaise de l’UE qu’il exerce depuis le 1er janvier. Faisant écho à la première strophe de l’hymne national de son pays, il a déclaré : « L’Europe n’a pas encore péri, puisque nous vivons. » Ce moment politique est inédit, même si rien ne garantit sa pérennité. Mais une dynamique favorable est en marche, accélérée par la conjonction des effets Poutine et Trump.
N. R. — La Turquie cherche à s’imposer dans la nouvelle architecture de sécurité européenne. Les Européens voient-ils en Ankara une alternative à la puissance des États-Unis, dont le retrait s’accentue ? Comment ce rapprochement est-il perçu en Europe centrale et orientale, où la méfiance envers la Turquie reste plus marquée qu’ailleurs ?
J. R. — Les pays d’Europe centrale n’ont pas exprimé d’objection au rapprochement européen avec la Turquie. Rappelons qu’il y a une quinzaine d’années on considérait encore que la Turquie se rapprochait de l’Union européenne et qu’elle pourrait, à terme, l’intégrer. Cette perspective est désormais écartée, pour au moins deux raisons.
D’une part, la Turquie a évolué vers un régime autocratique, comme l’illustre l’arrestation récente d’Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul et principale figure de l’opposition politique au président Recep Tayyip Erdoğan. Elle ne remplit plus la première des conditions d’adhésion à l’UE : le respect des principes démocratiques. D’autre part, ce qui était autrefois vu comme un atout — sa position stratégique entre les Balkans, l’Asie centrale et le Moyen-Orient — est désormais considéré comme une vulnérabilité. Une adhésion de la Turquie reviendrait à donner à l’UE des frontières directes avec l’Irak, l’Iran et la Syrie — pas besoin de référendum pour savoir ce qu’en pensent les Européens !
Quant à l’attitude des pays d’Europe centrale et orientale envers la Turquie, elle n’est pas uniforme. Les Polonais lui vouent une certaine sympathie pour des raisons historiques : durant la période des partages (fin XVIIIᵉ – début XXᵉ siècle), l’Empire ottoman n’a jamais reconnu la disparition de la Pologne. Ainsi, lors de la grande cérémonie de la présentation annuelle des ambassadeurs devant le sultan ottoman, lorsqu’on appelait l’ambassadeur de Pologne, l’officiel annonçait : « temporairement absent »…
En revanche, pour d’autres pays de la région, la Turquie reste associée à des souvenirs plus cuisants. En Hongrie, par exemple, la conquête ottomane et la bataille de Mohacs (1526), qui marqua l’arrivée des Turcs à Budapest, sont profondément ancrées dans la mémoire collective. Pendant un siècle et demi, la capitale hongroise fut déplacée à Pozsony, alias Presbourg (l’actuelle Bratislava).
D’ailleurs, cette idée de « rempart » contre la menace orientale reste encore prégnante en Europe de l’Est. Viktor Orban se présente comme tel en édifiant une barrière contre les migrants venant du Sud par la « voie ottomane » — une initiative saluée par l’ancien président tchèque Milos Zeman. De leur côté, les Polonais considèrent que le véritable rempart doit être consolidé à l’Est, face à la Russie — un rôle qu’assument aujourd’hui les Ukrainiens. Orban et Tusk voient leurs pays comme deux remparts civilisationnels, au Sud et à l’Est.
N. R. — Donald Tusk a récemment estimé que le risque d’un « conflit global » était réel en raison de la poussée russe. Dans quelle mesure cette analyse est-elle partagée au sein des PECO ?
J. R. — Du point de vue des Européens du Centre-Est, la menace russe est bien réelle, liée à l’histoire de la domination russe et à la proximité géographique. Il est évident qu’à Tallinn ou à Varsovie elle n’est pas vécue de la même manière qu’à Madrid ou à Lisbonne. L’Europe du Sud et de l’Ouest a longtemps eu du mal à comprendre ce primat donné en Europe de l’Est à la menace russe.
Les Polonais, les Baltes et d’autres avaient déjà tiré la sonnette d’alarme depuis 2014, après l’annexion de la Crimée, mais ils ont eu le sentiment d’être ignorés. Or l’invasion de 2022 leur a donné raison.
Depuis, l’Europe de l’Ouest se range progressivement à leur vision des choses, d’autant que ces pays sont en première ligne face aux conséquences directes du conflit : afflux de réfugiés, transit de l’aide militaire, économique et humanitaire…
N. R. — Pensez-vous qu’en cas de victoire en Ukraine Moscou chercherait à envahir les pays voisins ?
J. R. — On ne peut pas l’exclure, surtout si l’expansion ne rencontrait pas d’obstacle majeur, même si cela ne me semble pas le scénario le plus probable. Les Baltes et les Polonais, eux, en sont convaincus : ils pensent que, s’il y a une pause, un cessez-le-feu, notamment sous l’impulsion de Trump, la Russie en profitera pour réorganiser son armée, se renforcer et repartir à l’attaque. Pour eux, l’objectif impérialiste de Moscou reste inchangé. D’un autre côté, certains en Occident estiment que la Russie n’en a pas la capacité. Après tout, en trois ans, elle n’a conquis que 20 % du territoire ukrainien au prix d’énormes sacrifices et de grandes difficultés militaires. Le débat porte donc sur la nature des ambitions russes : Poutine cherche à reconstituer l’« empire intérieur », essentiellement l’ex-Union soviétique, à commencer par le « monde russe » (unir la Russie aux 25 millions de russophones qui vivent en dehors de la Russie). Si c’est le cas, la Moldavie et les pays baltes sont directement concernés. Et cela renforce évidemment la perception de la menace dans ce qui fut l’« empire extérieur », les pays de l’ex-glacis soviétique.
N. R. — L’offensive militaire russe en Ukraine traduit-elle une réelle inquiétude de Moscou, qui réclame depuis longtemps l’arrêt de l’expansion de l’OTAN, ou une volonté de reconquête territoriale relevant d’un néo-impérialisme irrationnel, sans lien avec une menace immédiate ?
J. R. — La volonté expansionniste de la Russie est liée à l’évolution du régime de Poutine. Elle sert avant tout à légitimer sa dérive ultra-autoritaire par un recours au nationalisme russe, intrinsèquement lié à l’idée impériale. Les cercles du pouvoir invoquent ainsi l’idéologie eurasienne (sa vocation propre, ni imitation de l’Occident, ni soumission à la Chine), la nostalgie de la grandeur passée et le soutien de l’Église orthodoxe, laquelle apporte sa caution à ces ambitions.
Mais surtout, la Russie entretient une vision obsidionale, celle d’un pays encerclé par des ennemis. Pendant des années, le discours officiel russe a présenté l’« Occident collectif », sous la houlette des États-Unis, comme une menace. Avec l’arrivée de Trump, ce discours se transforme : l’ennemi principal désigné n’est plus aux États-Unis mais en Europe. Reste que l’idée d’un encerclement hostile demeure centrale dans la rhétorique du Kremlin.
Cette logique obsessionnelle continue de fonctionner auprès d’une partie de la population et permet au régime de justifier son agressivité militaire en la présentant comme une nécessité défensive. Autrement dit, envahir un pays qui ne vous a pas attaqué devient un impératif de prévention !
N. R. — Mais comment expliquer cette différence dans la perception des menaces entre, d’un côté, la Pologne de Tusk et les États baltes, et de l’autre, la Hongrie ou la Slovaquie ? Après tout, la Hongrie, elle non plus, ne garde pas de très bons souvenirs de l’Union soviétique…
J. R. — Orban n’agit pas par russophilie. Les Hongrois se souviennent que les troupes du tsar russe, appelées à l’aide par les Autrichiens, ont écrasé la révolution hongroise de 1848. Ils n’ont pas non plus oublié 1956, lorsque l’armée soviétique a violemment réprimé l’insurrection de Budapest. Mais ils en ont tiré une leçon différente : pour eux, leur pays se doit d’être « réaliste » et éviter toute confrontation directe avec le puissant voisin russe, car l’Occident ne viendra pas à son secours.
En 1956, les Hongrois avaient proclamé : « Nous mourrons pour la Hongrie et pour l’Europe. » Mais personne, en Europe, n’a bougé. C’est donc par pragmatisme qu’ils optent aujourd’hui pour une politique d’accommodement avec Moscou. Aux yeux d’Orban, l’Ukraine ne peut pas gagner cette guerre ; il vaut donc mieux chercher un compromis.
Il est vrai aussi que la Hongrie a bénéficié de tarifs préférentiels sur l’énergie russe, autre « bonne raison » de ménager le Kremlin. Enfin, un dernier point de convergence rapproche Orban à la fois de Poutine et de Trump : le culte de l’« homme fort », leur rejet de la démocratie libérale, non seulement sous ses aspects institutionnels (État de droit, contre-pouvoirs), mais aussi dans ses dimensions sociétales.
N. R. — Dans son discours choc à la Conférence de Munich, J. D. Vance a adressé des critiques véhémentes à l’encontre des Européens, affirmant que la principale menace pour la démocratie européenne venait de l’intérieur et non de l’extérieur. Il a cité en exemple la Roumanie, où le candidat arrivé en tête au premier tour de l’élection présidentielle, Calin Georgescu, a été évincé (3). Comment analysez-vous la situation en Roumanie ? Pensez-vous que les critiques de Vance sont, dans une certaine mesure, justifiées ?
J. R. — Il a soulevé une question ancienne et importante, mais dont la traduction politique a été désastreuse. Depuis plus de deux siècles, il existe un débat entre les tenants de la souveraineté populaire et ceux de la démocratie libérale. Cela remonte à la tension entre la volonté générale, selon Rousseau, et la séparation des pouvoirs, selon Montesquieu. Toutes les démocraties sont, à des degrés divers, traversées par ces clivages, y compris la France. On peut discuter de la manière dont l’État de droit exerce une contrainte que certains jugent excessive sur les décisions d’un Parlement démocratiquement élu. C’est un débat légitime, même s’il a été récemment dévoyé avec la montée des populismes.
Si J. D. Vance s’était contenté de défendre la démocratie « populiste » face à la démocratie libérale, certains Européens auraient pu s’en émouvoir mais, sans forcément s’indigner outre mesure. Le problème, c’est qu’après sa « leçon » aux Européens, il a couru rencontrer la leader de l’AfD, un parti d’extrême droite aux relents néo-nazis. Sa critique de la démocratie libérale, en soutenant ouvertement des partis d’extrême droite, prenait là une tournure politique problématique et choquante pour les Européens.
Enfin et surtout, en se préoccupant moins de la menace extérieure russe que des défaillances de la démocratie libérale européenne — en faisant un lien entre les deux questions — il consacrait une double divergence transatlantique.
Quant à la Roumanie, la situation mérite d’être nuancée. Les résultats du premier tour, avec Georgescu arrivé en tête, furent validés par le Conseil constitutionnel et ce n’est qu’à la veille du second tour que ce même Conseil annula le second tour suite à un rapport des services secrets, inquiets de l’influence étrangère dans la campagne via les réseaux sociaux. Celles-ci existent certainement et pas uniquement en Roumanie, mais pas au point, me semble-t-il, de justifier l’annulation d’une élection. La décision roumaine renforce précisément les arguments des soutiens de Georgescu, mine la confiance dans les institutions et affermit le populisme. Cette annulation d’une élection en cours rappelle, dans un contexte certes très différent, ce qui s’est passé en Algérie en 1992, lorsque les militaires ont décidé d’annuler le second tour des élections après la victoire surprise des islamistes du FIS. On connaît la suite : une guerre civile et plus de 200 000 morts. Je ne dis pas que la Roumanie est vouée à ce destin, mais si l’on voulait renforcer le courant national-populiste des candidats « trumpistes » proches de la Russie, on ne s’y prendrait pas autrement.
N. R. — Ces forces dites populistes progressent partout en Europe, et pas seulement en Europe centrale et orientale. Ce mouvement de fond va-t-il s’amplifier ? Peut-il mener à l’explosion de l’Union européenne sous sa forme actuelle ?
J. R. — Ces forces ont effectivement enregistré une poussée ces derniers temps, et la victoire de Trump aux États-Unis semble légitimer leur discours. Lorsqu’on observe la politique du président américain — il s’attaque aux médias, à la justice, aux universités, etc. —, on voit la « démocratie illibérale » à l’œuvre. Les trumpistes européens, Orban en particulier, se sentent légitimés à distance. Mais sont-ils en mesure d’entraîner une reconfiguration profonde de l’UE ? C’est certainement leur ambition. Jusqu’à maintenant, l’Europe a toujours fonctionné par consensus, autrefois entre les chrétiens-démocrates et les sociaux-démocrates, aujourd’hui avec aussi les libéraux et souvent les Verts. On a encore une majorité au centre, même si elle est moins solide qu’auparavant. Le défi des populistes nationalistes est de créer une coalition de rechange, une sorte d’internationale national-conservatrice.
N. R. — N’est-ce pas le rêve de Viktor Orban ?
J. R. — Absolument, il voudrait être celui qui recompose le paysage européen. C’est pour cette raison qu’il a créé le parti européen Patriotes pour l’Europe, où l’on retrouve, outre le Fidesz, les Tchèques d’ANO 2011 et les Polonais du Mouvement national, ainsi que de grandes formations d’extrême droite d’Europe occidentale comme le RN, la Lega, Vox ou encore le Vlaams Belang (4).
Cependant, d’autres formations de sensibilité similaire siègent au sein des Conservateurs et Réformistes européens (Fratelli d’Italia, le PiS, l’AUR roumaine, l’ODS tchèque) ou dans L’Europe des nations souveraines, qui comprend des partis comme l’AfD allemande, Nouvel Espoir (Pologne), Republika (Slovaquie), les Tchèques de Liberté et démocratie directe de Tomio Okamura, ou encore les Bulgares de Renaissance. Le SMER slovaque, lui, n’appartient à aucun groupe, mais Fico est très proche d’Orban.
Orban est convaincu que ce changement suppose une recomposition à droite qui, selon lui, dépend de deux femmes : Marine Le Pen et Giorgia Meloni. Certes, elles représentent toutes deux une variante différente de la droite, à ceci près que Meloni, trumpiste par excellence, joue aussi pleinement le jeu des institutions européennes, dont l’Italie est un grand bénéficiaire. Elle n’a pas touché à la politique économique de Mario Draghi, ancien gouverneur de la Banque centrale européenne et ex-premier ministre. Avec les grands prêts européens post-Covid, elle a adopté une optique économique rationnelle. Meloni se veut une trumpiste euro-compatible, à la différence d’Orban qui aspire à une véritable transformation : « conquérir Bruxelles », dit-il. Meloni, de son côté, a ménagé sa relation avec la Commission et se démarque de la politique étrangère d’Orban qui s’accommode de Poutine et de sa guerre en Ukraine. Jusqu’à présent, elle a été irréprochable dans son soutien à Kiev. Donc, pour l’instant, on est loin de l’union des extrêmes droites européennes, condition d’un basculement radical.
N. R. — Les pays de l’Europe centrale et orientale ont beaucoup aidé l’Ukraine depuis trois ans. Face à l’effet Trump et aux difficultés de l’armée de Kiev sur le terrain, leur soutien n’est-il pas en train de s’émousser ?
J. R. — Les lignes bougent, vous avez raison, avec le clivage Pologne-Hongrie comme référence. Autour de la Pologne, les pays baltes et la République tchèque ; la Hongrie, de son côté, est le pivot d’un flanc Sud qui compte la Slovaquie, potentiellement la Roumanie de Georgescu, la Bulgarie, pays de l’UE dont l’opinion est sans doute la plus favorable à la Russie, sans oublier la Serbie de Vucic. La Hongrie n’oublie jamais de mentionner la situation de la minorité hongroise en Ukraine (5). Mais d’autres facteurs jouent un rôle, en particulier l’ampleur de la migration. C’est la Pologne qui a accueilli le plus grand nombre de réfugiés ukrainiens : un million et demi. La République tchèque, un pays de 10 millions d’habitants, a accueilli environ 500 000 Ukrainiens. Globalement, l’intégration se déroule bien : l’économie tchèque avait besoin de cette main-d’œuvre, et leur arrivée a été bénéfique, notamment dans le secteur du bâtiment, qui ne pourrait pas fonctionner sans eux. Toutefois, des difficultés subsistent dans d’autres domaines, comme la scolarisation des enfants ukrainiens ou l’accès au logement. Il faut préciser que tous ces Ukrainiens ne sont pas arrivés récemment ; une partie d’entre eux vivaient déjà sur place avant la guerre. D’autres pays comptent également un grand nombre de réfugiés et partout l’opinion publique évolue. En Pologne, par exemple, on observe une lassitude croissante vis-à-vis du soutien à l’Ukraine.
N. R. — Quels sont les arguments avancés dans les pays d’Europe centrale et orientale pour et contre l’intégration de l’Ukraine dans l’UE ?
J. R. — L’argument premier en faveur de l’élargissement de l’UE à l’Ukraine est géopolitique : il s’agit de détacher l’Ukraine de l’emprise de la Russie et, par là, de renforcer sa sécurité. Mais dès que l’on aborde ce que cela représenterait concrètement, les réponses sont plus vagues ou franchement réservées. À l’Ouest, on se demande comment intégrer un pays en guerre qui ne contrôle pas l’intégralité de son territoire et dont les coûts de reconstruction sont évalués à quelque 700 milliards de dollars par la Banque mondiale. À l’Est, surtout en Pologne ou en Roumanie, on craint la concurrence de l’agriculture ukrainienne, le grenier à blé de l’Europe déjà au début du XXe siècle. Ce serait la fin de la PAC telle que nous la connaissons. Ce serait aussi, surtout si les pays des Balkans devaient profiter du « momentum ukrainien » pour remettre en marche le train de l’élargissement, la révision complète de la distribution des fonds structurels dont les pays d’Europe centrale ont tant profité depuis plus de vingt ans. Les transferts de l’UE vers la Pologne représentent environ 3 % de son PNB ; c’est l’Ukraine qui devrait en être désormais le premier bénéficiaire. Il y a aussi les contentieux historiques qui remontent à la Seconde Guerre mondiale, comme le massacre de 150 000 Polonais de Volhynie par les nationalistes ukrainiens… On s’efforce d’éviter le sujet en temps de guerre, préférant serrer les rangs face à l’ennemi commun, mais le retour de la paix pourrait faire resurgir ce passé douloureux…
Mais derrière la perspective, certes encore distante, d’une intégration de l’Ukraine dans l’UE, il y a l’idée que les deux en sortiraient profondément transformées. Ainsi, le centre de gravité de l’Union se déplacerait vers l’Est, donnant un poids nouveau au sein de l’UE aux pays d’Europe centrale, et surtout à celui qui articule une vision stratégique pour l’Europe : la Pologne.
Il y a plus de quarante ans, Milan Kundera, dans un essai célèbre, La tragédie de l’Europe centrale : un Occident kidnappé, s’était interrogé sur le sort des petites nations de cette région, dont le sort, la survie même, n’était pas assuré. Aujourd’hui, les Ukrainiens se reconnaissent dans cette définition de leur destin comme « Occident kidnappé » par la Russie de Poutine et affirment leur volonté d’appartenance à l’Europe. Or l’Europe la plus proche, c’est précisément l’Europe centrale. L’Ukraine penche à l’Ouest, vers l’Europe centrale, tandis que l’Europe centrale par là même s’élargit à l’Est.
- https://tuckercarlson.com/the-viktor-orban-interview
- Dans son discours de Bratislava prononcé le 31 mai 2023, Emmanuel Macron a cherché à rassurer les pays d’Europe centrale sur le soutien de la France à l’Ukraine et à l’OTAN, tout en réaffirmant son ambition d’une Europe plus souveraine.
- Călin Georgescu, candidat nationaliste et perçu comme prorusse, a été exclu de la course présidentielle en Roumanie après que la Cour constitutionnelle a annulé le premier tour des élections de novembre 2024, en raison de soupçons d’ingérence russe via des campagnes sur les réseaux sociaux. Malgré son succès initial, sa candidature a été rejetée en mars 2025 par la commission électorale, décision confirmée par la Cour constitutionnelle, entraînant des manifestations de ses partisans et soulevant des débats sur la démocratie en Roumanie.
- Fidesz, fondé en 1988 sous le nom de Alliance des jeunes démocrates, à l’origine comme un mouvement libéral et anticommuniste porté par de jeunes intellectuels, est un parti politique hongrois national-conservateur, dirigé par Viktor Orbán, au pouvoir depuis 2010.
- ANO 2011 est un parti politique tchèque fondé par l’homme d’affaires Andrej Babiš en 2012, initialement sur une ligne populiste, anti-corruption et technocratique. Il a rapidement gagné en influence, devenant le parti dominant en République tchèque et plaçant Babiš à la tête du gouvernement de 2017 à 2021.
- Le Mouvement national (Ruch Narodowy) est un parti politique polonais d’extrême droite, fondé en 2012. Il défend un programme nationaliste, conservateur et eurosceptique, prônant la défense de l’identité polonaise, une immigration très restrictive et des valeurs catholiques traditionnelles.
- La Lega (anciennement Lega Nord) est un parti politique italien fondé en 1991, initialement sur une plateforme régionaliste et autonomiste pour le Nord de l’Italie, mais il a évolué vers une orientation nationaliste et populiste sous la direction de Matteo Salvini. Aujourd’hui, le parti se concentre sur des thèmes tels que l’immigration, la sécurité, l’euroscepticisme et le soutien à des politiques économiques favorisant les intérêts italiens.
- Vox est un parti politique espagnol d’extrême droite et euro-sceptique fondé en 2013. Il défend des positions nationalistes, conservatrices et anti-immigration, ainsi qu’une réduction de la décentralisation en Espagne, en s’opposant aux régions autonomistes comme la Catalogne.
- Vlaams Belang est un parti politique belge d’extrême droite, fondé en 2004, qui prône le nationalisme flamand, l’indépendance de la Flandre, et une politique stricte en matière d’immigration. Le parti se positionne également comme eurosceptique, se méfiant de l’Union européenne, et défend des valeurs conservatrices liées à la famille et à la culture flamande.
- Le gouvernement hongrois exprime régulièrement des préoccupations concernant le traitement de la minorité hongroise en Ukraine, notamment en Transcarpatie, où des lois limitant l’usage de leur langue ont été adoptées. Budapest critique la loi ukrainienne de 2017 sur l’éducation, qui restreint l’enseignement dans les langues minoritaires, la considérant comme une violation des droits de sa diaspora. En réponse, la Hongrie soutient financièrement les Hongrois d’Ukraine et facilite l’accès à la citoyenneté hongroise ce qui crée des tensions entre les deux pays.