« Cela s’appelle l’aurore »
posté le 29 avril 2020
« Plus rien ne sera comme avant ! » En êtes-vous aussi sûrs que tous les chantres qui nous l’annoncent à longueur de tribunes ou d’interviews ?
Sans haïr « l’idée d’une aube nouvelle où les homo-sapiens vivraient en harmonie, car l’espoir que cette utopie suscite a justifié les plus sanglantes exterminations de l’histoire » comme François Bizot qui ouvre avec cet aveu son très beau livre Le Portail, j’ai quelques doutes sur la prédiction.
Des siècles de guerres de plus en plus violentes et destructrices, et leurs litanies de « plus jamais ça » qui restèrent lettres mortes ne me font pas vraiment croire que les « choses » changeront.
Je pense que les uns qui spéculent et s’enrichissent insoucieux des conséquences de leurs manipulations, et les autres aux rémunérations indécentes qui tapent dans un ballon ou vivent de blogs où s’étalent les passionnants détails de leur vie intime, sans oublier les censeurs ou caciques des nouvelles nomenklaturas qui eux aussi ont disparu pour se terrer ici ou là, reviendront très vite à la Une, avec la même morgue et rapidement les mêmes émoluments, volant la lumière des spots (qui n’est pas celle des jours et des nuits de combat, de labeur et de dévouement) aux humbles serviteurs qui auront œuvré pour la société et leurs concitoyens (personnel soignant, enseignants et militaires…) avant de retomber dans l’anonymat qui sied à leurs maigres salaires. Sans oublier le sort de toutes ces entreprises, mortes ou moribondes, qui ne deviendront que statistiques sans lendemains.
Oh non, rien ne garantit que « plus rien ne sera comme avant ». Bien au contraire, toute notre histoire le contredit.
Je crois, en revanche, que le monde est malgré tout porté, et surtout sauvé, par les hommes et les femmes de bonne volonté. Je suis convaincu qu’à mon pessimisme d’analyse répond un optimisme d’engagement. Il y a une poétique de l’action. Et elle peut, elle, changer le monde. Sans incantation ni naïveté, mais avec courage et persévérance.
Cela lègue à ceux qui de près ou de loin ont la responsabilité de nos entreprises, un devoir de lucidité et d’engagement à propos de nos gouvernances. Vis-à-vis de nos dirigeants comme de nos organisations.
Ils devront d’abord s’assurer que nos dirigeants ont compris qu’il y a une mission et un sens, des circonstances et des hommes, que leur action s’inscrit entre ces quatre points cardinaux, et que leur responsabilité est de voir, penser, dire et accompagner. Mais cela ne peut se résumer en un paragraphe, il faudrait tout un livre…
Au-delà de cette première exigence à l’égard des dirigeants, il faudra aussi veiller au triple rôle de nos organisations (nos entreprises – ou d’autres institutions – et leur structuration). Le plus noble d’abord : elles sont, en elles-mêmes, ce qui offre une place et supporte, structure, corsette, y compris individuellement lorsque le choc arrive. Elles sont ce monde rassurant qui permet de ne pas perdre nos amers lorsque frappent l’incertitude et la foudroyance dont la rencontre procède toujours d’une part d’aventure individuelle et de solitude.
Elles permettent ensuite (ou devraient permettre) délégations et subsidiarité. C’est la condition sine qua non de la rapidité de réaction « au combat ». Et de manière générale, elles libèrent le chef qui après avoir donné le cap peut s’effacer pour laisser agir ses équipes qui feront peut-être même mieux qu’il n’avait imaginé. De son côté, il pourra alors prendre du recul, de la hauteur, superviser pour parer d’éventuelles défaillances, et surtout préparer le coup suivant, reçu ou donné… La force de l’organisation n’enlève rien à la stature du patron. Elle la renforce même. Et pour le moins, elle le replace dans ses responsabilités qui sont de créer, de susciter le mouvement, de fédérer et de faire évoluer, s’épanouir. Pas d’être le garde-chiourme ni le souteneur !
Elles font enfin tenir l’ensemble, surtout si le sens n’est pas là, la mission pas claire, et le chef décevant. Elles sont en effet le garde-fou face aux défaillances des dirigeants, pour assurer la pérennité des entreprises quoi qu’il arrive. C’est potentiellement la seule force pour suppléer les chefs s’ils vacillent.
S’assurer que le monde de demain, après cette crise et avant la suivante (qui sera différente), se reconstruit sur de telles fondations, voilà la responsabilité des gardiens de nos gouvernances. Pour les entreprises, et bien plus, la société toute entière.
Alors nous pourrons troquer Bizot pour Giraudoux dans Electre :
- « Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève… et qu’on a tout perdu, que la ville brûle…
- Cela a un très beau nom… Cela s’appelle l’aurore. »
Cela porte un très beau nom en effet. Mais la promesse n’est pas d’une aube nouvelle. La tâche est celle des aurores renouvelées. C’est différent, et cela nous engage.