Entretien avec Emanuela Claudia Del Re, ancienne vice-ministre des Affaires étrangères d’Italie (2018-2021, représentante spéciale de l’Union européenne pour le Sahel depuis 2021 par Richard Heuzé, correspondant de Politique Internationale en Italie.
Le Sahel s’enfonce dans une crise profonde. Trois pays majeurs (Mali, Burkina Faso et Niger) ont rompu leurs liens historiques avec la France et se sont retirés de l’organisation régionale de coopération (CEDEAO) (1) pour se rapprocher de Moscou. De son côté, le Sénégal a créé la surprise en élisant président le 24 mars 2024 au premier tour de scrutin un candidat antisystème de 44 ans qui annonce une rupture radicale avec la France.
Dans ce contexte troublé, l’Union européenne tente une médiation afin de regagner de l’influence dans une région déchirée entre coups d’État militaires, révoltes anti-occidentales, djihadisme et déplacements forcés de population. La sociologue italienne Emanuela Claudia Del Re, représentante spéciale de l’EU pour le Sahel depuis 2021, multiplie les visites et les déclarations pour, dit-elle, « éviter le chaos à tout prix ». Les dangers se précisent : le 10 avril dernier, Télé Sahel annonçait l’arrivée sur l’aéroport de Niamey d’un gros porteur Illiouchine-76 en provenance de Moscou qui transportait du matériel militaire et une équipe renforcée d’instructeurs russes. La Fédération de Russie « va doter le Niger d’un système de défense anti-aérien capable d’assurer le contrôle total de notre espace aérien », a commenté la radio officielle nigérienne. L’Italie a immédiatement réagi en annonçant samedi 13 avril la reprise de ses missions d’entraînement de l’armée nigérienne et le doublement de sa présence militaire à Niamey (500 hommes). Selon le général Franceco P. Figliuolo, chef des missions italiennes à l’étranger, l’objectif est de devenir « l’interlocuteur privilégié » de ce pays au carrefour de tous les flux migratoires du Sahel et de la Corne de l’Afrique.
R. H.
Richard Heuzé — Comment interprétez-vous le rejet brutal de la présence française dans le Sahel ?
Emanuela Claudia Del Re — Il est fondamentalement injuste. Mais du point de vue africain, et surtout dans le Sahel, qui est en majeure partie francophone, ce rejet est ressenti comme une sorte d’affirmation historique, violente — une déchirure aux nombreuses conséquences négatives, une revanche sur le passé colonial.
Au lieu de chercher de nouvelles formes de dialogue, on veut supprimer l’interlocuteur afin de se soustraire à une confrontation compliquée, voire douloureuse. Je pense qu’il y a un excès d’émotion dans cette attitude. Un excès du côté français, certes, mais pas seulement. Les Africains ont tendance à faire de la France la seule responsable des maux dont ils souffrent afin de permettre aux pouvoirs militaires de consolider l’assise fragile et instable sur laquelle ils reposent. Il appartient à la France de trouver des solutions claires. Ces solutions ne peuvent pas être imposées. Et elles doivent être à double sens. Je suis convaincue que la France pourra continuer à être présente dans le Sahel comme elle l’a été.
R. H. — Qu’en est-il de la présence française aujourd’hui ?
E. C. D. R. — Elle reste importante. L’agence française pour le développement (AFD) est très active. À Niamey, par exemple, elle a financé et elle gère un projet de centrale solaire destinée à couvrir un tiers des besoins en électricité de la capitale. Cette centrale, composée de 56 000 panneaux solaires produits en Chine, a été inaugurée peu avant le coup d’État du 26 juillet 2023 qui a renversé le président Mohamed Bazoum.
R. H. — La France a-t-elle un réel avenir dans le Sahel ?
E. C. D. R. — Comme je viens de le dire, la coopération n’a jamais cessé. Des centaines d’ONG françaises sont encore présentes sur place et continuent de travailler malgré les difficultés. Ces pays restent imprégnés de culture française. Il faut leur faire comprendre qu’ils n’ont aucun intérêt à se couper des racines sur lesquelles leur histoire s’est construite depuis leur indépendance. Ce serait une erreur que d’effacer l’héritage de cette culture et d’ignorer que la France fait partie d’une grande famille : la famille européenne. Les Africains eux-mêmes reconnaissent que l’Union européenne est leur partenaire naturel. C’est dans ce nouvel équilibre que la France doit s’insérer.
R. H. — Quelle est votre analyse de la situation ?
E. C. D. R. — La région est en proie à des jeux de pouvoir qui remettent en cause les perspectives à long terme. Depuis 2020, le Sahel a connu pas moins de six coups d’État (2), aux conséquences très graves.
Les coups d’État étaient autrefois tout aussi nombreux, mais ils relevaient des affaires intérieures. Aujourd’hui, ils ont des répercussions globales qui peuvent toucher des acteurs situés hors de la région. Leurs auteurs s’exposent à une paralysie des relations diplomatiques, voire à des sanctions. C’est ainsi que trois des plus grands pays de la zone — le Mali, le Burkina Faso et le Niger — ont fait appel à la Russie pour affirmer leur identité et leurs revendications idéologiques. Le sommet de la CEDEAO des 23-24 février dernier a demandé à ces trois pays de clarifier leurs relations avec Moscou dans un délai d’une année sous peine de nouvelles sanctions qui auraient des retombées sur tout le continent africain.
R. H. — Quels sont les risques majeurs ?
E. C. D. R. — Les risques sont surtout ceux qui pèsent sur les trois pays — Mali, Burkina Faso et Niger (3) — qui veulent sortir de la CEDEAO pour constituer une nouvelle entité régionale qu’ils ont baptisée Alliance des États du Sahel (AES). À mon avis, si des pays aussi pauvres cherchaient réellement à affirmer leur autonomie économique, ils se heurteraient à des difficultés énormes et n’y parviendraient pas. L’autonomie, pour eux, est une dangereuse illusion. Au début, en décembre 2023, quand la CEDEAO a eu vent de leur volonté de constituer un groupe autonome, elle a fait savoir qu’elle n’avait rien contre. Elle comprenait qu’ils veuillent se réunir pour affronter leurs problèmes de sécurité. Des fonds leur ont même été proposés pour lutter contre le terrorisme.
Puis la situation s’est dégradée. Les trois pays ont été très irrités de voir que la CEDEAO répondait à leur situation politique par des sanctions très dures. Celle-ci a dû les retirer et leur a signifié que la porte restait ouverte s’ils finissaient par réaliser qu’un tel changement d’alliance leur serait très préjudiciable. L’Union africaine (UA) (4) elle-même a dénoncé le dangereux précédent que constituaient les coups d’État. Nous sommes donc à un tournant historique.
R. H. — L’implication de la Russie ne complique-t-elle pas la donne ?
E. C. D. R. — La Russie sait faire deux choses : promettre, mais sans tenir ses engagements ; et pratiquer la désinformation. Sur ces deux points, nous savons comment la contrer. La difficulté vient du fait que de nombreux pays africains entretiennent des relations de longue date avec Moscou, depuis des décennies. Leurs élites ont souvent été formées dans les universités et les académies militaires russes. En outre, la guerre en Ukraine complique sérieusement nos relations. Les pays africains ne comprennent pas que nous accordions à Kiev autant de matériels militaires et de ressources financières alors qu’ils sont eux-mêmes demandeurs d’une aide énorme que nous ne leur consacrons pas. « Comment pouvez-vous fournir tant de moyens à l’Ukraine alors que notre continent connaît des conflits qui nécessiteraient eux aussi votre attention ? », nous disent-ils. Aussi préfèrent-ils, dans leur extrême pauvreté, conserver les liens qu’ils ont noués avec la Russie, de peur de laisser passer la moindre opportunité.
Il n’empêche que l’Union européenne reste le premier partenaire des pays du Sahel. Notre partenariat est très fort et très étendu. Nous avons beaucoup de projets communs dans plusieurs domaines : développement, santé, éducation, énergie renouvelable, agriculture. Notre contribution au développement est très importante. Mais nous devons insister sur notre identité pour éviter que ces pays se tournent vers d’autres alliances qui nuiraient à nos intérêts.
R. H. — La Russie n’en continue pas moins à étendre son emprise dans le Sahel. En janvier, c’était au tour du président tchadien Idriss Déby d’être reçu à Moscou. À Vladimir Poutine il a déclaré être venu « en tant que pays ami, pays frère, pays souverain voulant renforcer ses relations avec un pays ami ». Et Vladimir Poutine l’a félicité pour être parvenu à « stabiliser la situation » au Tchad. Ce ne sont quand même pas des propos anodins ! Faut-il s’en inquiéter ?
E. C. D. R. — Non, je ne le crois pas. Cela fait partie de la routine diplomatique. J’ai parlé avec le premier ministre et avec le ministre des Affaires étrangères du Tchad. Ils m’ont dit : « Vous ne pouvez pas nous critiquer parce que nous avons des relations avec la Russie depuis des décennies. Une grande partie de nos dirigeants ont été formés en Russie. Cette relation, nous ne pouvons ni ne voulons la détruire. »
R. H. — Et que leur répondez-vous ?
E. C. D. R. — Je souligne que la guerre en Ukraine a des conséquences économiques et politiques très lourdes et qu’elle menace l’ensemble des relations internationales. Et, surtout, je leur fais remarquer que l’UE n’a en rien diminué son effort financier en faveur du Sahel…
R. H. — Combien d’argent le Sahel reçoit-il de l’Europe ?
E. C. D. R. — Le montant total de l’aide au développement de l’UE aux cinq pays du Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger, Mauritanie, Tchad) sur la période 2014-2020 s’est élevée à 4,9 milliards d’euros, dont environ 2 milliards d’euros de soutien budgétaire et environ un milliard directement affecté à la sécurité. Sur cette même période 2014-2020, le montant total de l’aide de l’Union européenne (y compris les aides bilatérales et les secours d’urgence) a été de 8,5 milliards d’euros (5).
L’Europe est le plus grand pourvoyeur d’aide humanitaire au monde. En ce moment, le Burkina Faso, avec 2,1 millions de déplacés intérieurs et 40 000 réfugiés burkinabés dans les pays limitrophes (principalement au Mali), absorbe une part importante de cette somme. L’UE est également en première ligne pour porter assistance aux réfugiés du Soudan. Je me suis rendue à la mi-février à la frontière entre le Tchad et le Soudan, où les réfugiés soudanais chassés par la guerre ont afflué par dizaines de milliers. Le Tchad accueille plus d’un million de réfugiés, ce qui en fait le premier pays d’accueil par habitant en Afrique. Ce chiffre inclut les Soudanais arrivés avant la récente guerre, et d’autres venus du Cameroun, de la République centrafricaine et du Nigeria. Je voulais voir dans quelles conditions ils vivaient.
Mais l’effort européen va au-delà de l’aide humanitaire. Au Tchad, dont je reviens, la guérilla sanguinaire de Boko Haram (6), le groupe terroriste islamiste implanté principalement dans l’Afrique centrale, a sensiblement reculé. J’ai été accompagnée en patrouille par les militaires sur le lac Tchad. J’ai pu constater l’affaiblissement de la rébellion. Ces succès ont été obtenus grâce aux pirogues dont une soixantaine ont été données par l’UE pour équiper les forces tchadiennes.
R. H. — Avez-vous le sentiment d’avancer ?
E. C. D. R. — Oui, nous progressons. Le président de la CEDEAO, qui est également président du Nigeria, Bola Tinubu, m’a dit qu’il fait tout son possible pour ne pas rompre le dialogue avec les trois pays qui ont fait sécession (Mali, Burkina Faso et Niger). La situation n’est pas statique, mais en pleine évolution. Par exemple, l’Allemagne a l’intention d’envoyer prochainement des délégations au Niger et au Mali pour explorer la possibilité d’y réaliser des projets de développement très concrets. D’autres États membres vont faire de même. C’est pourquoi je dis aux pays européens de se tenir prêts à faire face à tout changement. N’oublions pas, je le répète, que l’Union européenne est le premier partenaire des pays du Sahel.
R. H. — Pourtant, dans son rapport de janvier 2024 sur le Sahel, l’International Crisis Group, un observatoire indépendant en relations internationales qui fait autorité à Bruxelles, n’est guère tendre pour l’Union européenne. Il dénonce le fait que les Européens se divisent entre ceux qui poursuivent leur assistance sur des bases humanitaires et ceux qui veulent la suspendre pour ne pas soutenir des régimes répressifs, ayant commis des massacres ou s’étant alliés à la Russie. Partagez-vous cette critique ?
E. C. D. R. — Sincèrement, je ne perçois pas de telles divisions. Je vois en revanche une détermination européenne à continuer d’agir au Sahel. Lors du dernier Conseil des affaires étrangères (FAC/CAE) de l’Union européenne consacré à cette région, tous les participants sont tombés d’accord pour poursuivre leur coopération. C’est une position partagée par la France. Nous sommes convenus qu’il ne fallait pas fermer la porte aux Africains car il serait très difficile de la rouvrir par la suite. La phase historique que nous traversons n’est pas simple. La question n’est pas « faut-il, oui ou non, rester engagé au Sahel ? ». Mais : « comment le faire utilement ? »
R. H. — L’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) estime que le nombre de personnes déplacées dans la région a atteint un record de 2,7 millions, en majorité au Burkina Faso. Les djihadistes contrôlent 40 % de ce pays, toujours selon le HCR. Comment lutter contre cette menace ?
E. C. D. R. — Les pays du Sahel sont conscients d’avoir besoin de soutien car ils savent que, seuls, ils ne pourront rien faire pour stopper l’expansion du fondamentalisme islamique. Et, sur ce point, ils ne reçoivent aucune aide concrète de la Russie. L’Union européenne a préparé de nombreux plans de lutte, mais n‘a pas encore fait son choix. Elle attend de savoir s’il y a une véritable volonté de collaboration de la part du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Pour le moment, malheureusement, tous les projets sont suspendus parce que le contexte est trop incertain. Envoyer des soldats sur le terrain en milieu hostile serait trop dangereux.
R. H. — Avec quels pays du Sahel est-il encore possible de coopérer ?
E. C. D. R. — Avec la Mauritanie, qui a pris cette année la présidence de l’Union africaine. L’UE lui a octroyé 200 millions d’euros pour renforcer ses capacités de contrôle des migrations et de lutte contre les djihadistes, ainsi que des aides au titre de la Facilité européenne pour la paix (7).
R. H. — Lors du sommet « ItaliAfrica » le 28 janvier 2024 à Rome devant une quarantaine de chefs d’État et de gouvernements africains, Giorgia Meloni a plaidé pour une coopération « non prédatrice » — une critique implicite de la France — et annoncé un plan d’investissement de 5,5 milliards d’euros, le « plan Mattei », qui mêle crédits, dons et garanties, avec le concours de la Banque Africaine de Développement (BAD). Quel est son projet ?
E. C. D. R. — Ce que veut dire Mme Meloni aux leaders africains, c’est : « n’ayez pas peur de nous. » Nous ne sommes plus dans la période coloniale des années 1960. Les pays européens ont changé. Ce qu’ils veulent maintenant, c’est nouer de nouvelles formes de collaboration, d’authentiques partenariats. Comme le démontre le « Global Gateway » de l’UE qui prévoit 150 milliards d’euros d’investissements d’ici à 2027 dans onze secteurs d’infrastructures stratégiques en Afrique : télécommunications, énergie, numérique, transports, éducation… Je me réjouis de l’initiative italienne. J’ai félicité Mme Meloni d’être parvenue à réunir autant de leaders africains dans un dialogue qui répond aux attentes de nos partenaires. Le Sahel n’est pas le seul à avoir besoin de telles initiatives ; c’est aussi le cas du Gabon, de la Gambie, de la Guinée, du Sénégal… À mon sens, la France devrait s’y associer.
R. H. — La Russie n’alimente-t-elle pas le terrorisme en fournissant au pouvoir malien une aide consistante, à la fois militaire et financière ?
E. C. D. R. — Consistante, je ne saurais dire. Wagner, par exemple, n’a pas accru ses forces sur le terrain. Au Mali, la société russe a déployé 2 000 hommes, surtout des instructeurs et des conseillers militaires, et deux avions de chasse. C’est une présence insignifiante dans un pays de 1,2 million de km2. Les Maliens restent seuls face au terrorisme et ils n’obtiennent que des succès sporadiques. Nous pourrions leur fournir une aide militaire, mais il est clair que nous voulons établir auparavant des rapports transparents, sincères et fiables. Nous ne pouvons accepter aucune forme de chantage.
R. H. — En novembre 2023, la junte militaire du Niger a abrogé une loi criminalisant les passeurs de migrants clandestins en direction du Nord. À quoi faut-il s’attendre ?
E. C. D. R. — La situation est très complexe. Dans la région d’Agadez (8), au centre du Niger, les Touaregs, qui servent de guides et de passeurs, ont souffert des sanctions économiques mises en place pour lutter contre l’immigration illégale. Ils ont depuis fait un choix intelligent en acceptant, avec le soutien financier de l’Union européenne, de réduire leur activité aux seuls passages légaux. Lorsque j’étais secrétaire d’État aux Affaires étrangères dans les deux gouvernements de Giuseppe Conte (2018-2021), j’avais fait inscrire le Niger sur la liste des pays prioritaires pour accueillir en Italie des migrants venus d’Afrique. J’avais même fait ouvrir des couloirs humanitaires pour leur permettre d’arriver sains et saufs dans notre pays.
R. H. — Les migrations illégales vont-elles reprendre à partir d’Agadez ?
E. C. D. R. — Je ne le pense pas. Actuellement, les migrations sont surtout des mouvements de populations Sud-Sud entre pays du continent africain plutôt que Sud-Nord vers l’Europe. Il y a aussi des mouvements indépendants, qui se déclenchent au gré des circonstances. Le Niger a intérêt à gérer la question pour éviter d’être accusé de fermer les yeux sur les trafics d’êtres humains, ce qui serait désastreux pour sa réputation. Mais de nombreux acteurs sont impliqués, à commencer par les réseaux criminels, et de gros intérêts financiers sont en jeu, ce qui complique les stratégies envisageables. La solution est aujourd’hui entre les mains des dirigeants du Niger.
R. H. – La France n’est pas la seule à essuyer des revers au Sahel. Le 18 mars dernier, la junte militaire du Niger a dénoncé l’accord autorisant les États-Unis à entretenir une base militaire de 1 100 soldats à Agadez, la deuxième en Afrique après Djibouti, pour lutter contre les djihadistes. Décision intervenue huit jours seulement après la visite à Niamey d’une délégation américaine de haut niveau venue relancer la coopération avec le nouveau régime issu du coup d’État d’août dernier et contrer son rapprochement avec la Russie. Est-ce la fin d’un cycle ?
E. C. D. R. — C’est par un long communiqué lu à la télévision nationale que la junte nigérienne a annoncé sa décision. L’accord de coopération militaire signé en 2012 avec les États-Unis a été dénoncé « avec effet immédiat ». La décision a surpris. Elle survient en effet au lendemain de la visite à Niamey, du 12 au 14 mars, de la secrétaire d’État adjointe chargée des affaires africaines, Molly Phee. Les autorités nigériennes parlent d’un accord « injuste, imposé de façon illégale et unilatérale par simple note verbale » et « qui n’est pas dans l’intérêt du peuple nigérien ». Le communiqué dénonce par ailleurs l’attitude « condescendante » des États-Unis et les « menaces de représailles » proférées par la mission venue à Niamey. Il rejette en particulier « les allégations mensongères consistant à soutenir que le Niger aurait signé un accord secret sur l’uranium avec l’Iran » ainsi que les mises en garde lancées par Washington contre la nouvelle collaboration nouée par Niamey avec la Russie. De ce point de vue, on peut sans doute parler de la fin d’un cycle.
R. H. – Vous venez de vous rendre au Mali pour la première visite d’un haut responsable de l’Union européenne depuis la rupture de ce pays avec la CEDEAO. Quelle impression en avez-vous retiré ?
E. C. D. R. —J’ai eu un échange très positif et constructif avec le ministre des Affaires étrangères et de la Coopération internationale Abdoulaye Diop. Il m’a clairement exprimé sa vision de la coopération avec l’UE et affirmé la volonté de son pays de poursuivre et d’intensifier les relations. Au niveau régional, il a confirmé la décision de quitter la CEDEAO. Mais il m’a aussi dit que le Mali souhaitait maintenir de bonnes relations avec ses voisins et — point important — continuer à rester dans l’Union économique et monétaire, qui regroupe les neuf pays ayant en commun le franc CFA, soit 141 millions d’habitants.
(1) La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest a été créée en avril 1975 avec pour mandat de promouvoir l’intégration économique et la stabilité régionale entre ses seize États membres. Son PIB global est de 686 milliards de dollars. Le 28 janvier 2024, le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont pris la décision de s’en retirer.
(2) Le Sahel a été le théâtre de six coups d’État militaires en moins de cinq ans : Mali (deux coups successifs en août 2020 et mai 2021) ; Guinée (septembre 2021) ; Burkina Faso (janvier 2022) ; Niger (juillet 2023) ; Gabon (août 2023).
(3) Mali : 21,9 millions d’habitants et 1,24 million de km2.
Burkina Faso : 22 millions habitants et 274 000 km2
Niger : 25 millions d’habitants et 1,26 million de km2
(4) Organisme intergouvernemental créé en juillet 2002 avec pour mandat principal l’intégration économique du continent. L’Union africaine compte les 55 pays d’Afrique. Elle s’est substituée à l’Organisation de l‘Unité africaine (OUA) qui comptait 33 membres.
(5) En 2022, la France a versé 58 millions d’euros aux trois pays du Sahel (Mali, Burkina Faso et Niger) en aides humanitaires. Cette aide, malgré les ruptures intervenues ces dernières années, reste maintenue année après année. En revanche, l’aide publique au développement a été suspendue. Elle représentait en 2002 près de 300 millions d’euros pour les trois pays, ainsi répartis : Mali (107 millions d’euros), Burkina Faso (100 millions d’euros) et Niger (92,4 millions d’euros).
(6) Organisation terroriste apparue dans le nord du Nigeria en l’an 2000, fondée par le prédicateur salafiste Mohamed Yusuf (tué en 2009). Boko Haram a essaimé à l’intérieur du Mali en multipliant les massacres qui ont fait des centaines de victimes civiles, chrétiennes et surtout musulmanes.
(7) Instrument extrabudgétaire permettant de financer des équipements militaires, y compris létaux).
(8) Le 23 novembre 2023, le régime militaire nigérien a abrogé la loi criminalisant l’hébergement et le transport de migrants clandestins, provoquant une forte reprise des flux migratoires en direction de la Tunisie et de la Libye à partir de cette ville-carrefour de 120 000 habitants située entre le Sahara et le Sahel.