Entretien avec Edgars Rinkēvičs, président de la Lettonie, ancien ministre des Affaires étrangères par Isabelle Lasserre, rédactrice en chef adjointe au service international du Figaro
Isabelle Lasserre — Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche est-il une bonne ou une mauvaise nouvelle pour les pays baltes ?
Edgars Rinkēvičs — Je refuse de commenter le résultat de cette élection, car c’est la volonté du peuple américain qui s’est exprimée et nous respectons cette volonté. Mais la Lettonie soutient fermement le concept de « paix par la force » proposé par Donald Trump. Nous sommes un État de la ligne de front et c’est la raison pour laquelle, depuis l’annexion de la Crimée en 2014, nous avons régulièrement augmenté notre budget de défense. Il est passé de 2 à 2,5 % puis à 3,45 % du PIB et nous avons le projet de le pousser jusqu’à 4 ou 5 %. Nous le faisons pour deux raisons. D’abord, parce que nous avons tous besoin de forces de défense et que l’OTAN exige que nous accroissions nos investissements. Ensuite, parce qu’il faut dire au revoir à l’ordre de l’après-guerre froide. Il faut comprendre que ces années appartiennent au passé. Désormais, l’Europe devra prendre ses responsabilités pour assurer sa sécurité et sa défense. C’est cela, le concept de « paix par la force ». Renforcer les capacités de défense en Europe permettra de consolider la relation transatlantique. Il nous faudra également inventer de nouvelles garanties internationales, car les précédentes n’ont pas toutes été respectées par les acteurs mondiaux.
I. L. — Lesquelles ?
E. R. — Des garanties de sécurité avaient été accordées à l’Ukraine par le mémorandum de Budapest en 1994, qui ont été violées en 2014 au moment de l’annexion de la Crimée. Nous n’avons pas voulu admettre que ce type d’accord ne marchait pas. La seule chose qui soit efficace et qui assure une véritable protection, c’est le fait de posséder une défense forte et d’avoir des alliances militaires solides. La plupart des arrangements passés sont en train de s’effondrer. On le voit dans le commerce international et avec l’accord de Paris sur le climat, à nouveau délaissé par les États-Unis. On le voit aussi en matière de justice, avec certaines décisions de la Cour pénale internationale qui sont contestées. C’est la réalité : notre vieux système international est en voie de déconstruction et on ne sait pas encore à quoi ressemblera celui qui lui succédera. Nous vivons dans un monde où les choses changent vite et profondément. Un monde dans lequel l’Union européenne a pris du retard dans de nombreux domaines, qu’il s’agisse des nouvelles technologies, de l’intelligence artificielle ou des médias sociaux qui deviennent plus influents que les médias traditionnels. L’UE manque d’efficacité, elle a un problème de compétitivité. Aujourd’hui, nous dénonçons ce que nous adorions il y a dix ans, comme la régulation excessive. L’Europe, surtout, ne dépense pas suffisamment pour sa défense et n’a pas d’outil industriel à la hauteur. Nous avons donc de nombreux défis à relever à l’heure où tant de pays remettent en cause le droit international. Le système de l’après-guerre froide, celui des années 1990, est mort. Et le nouveau est encore en train d’émerger.
I. L. — Mais au sujet de Trump ?
E. R. — Je crois que son retour peut être positif s’il marque enfin un réveil de l’Europe. Je ne dis pas que nous devons imiter Donald Trump. Mais je dis qu’il peut nous inciter à agir autrement sur des sujets d’importance capitale comme l’immigration, la compétitivité, la défense et la sécurité. Ce n’est donc ni une bonne ni une mauvaise nouvelle. C’est juste la réalité. Si le concept américain de « paix par la force » fait ses preuves et si nous augmentons nos capacités de défense, tout le monde y trouvera son compte. Cela dépend de nous, pas seulement des États-Unis.
I. L. — Vous sentez-vous menacé par Poutine ?
E. R. — Avec Vladimir Poutine, nous nous sentons menacés tout le temps. À vrai dire, nous nous sentons menacés par la Russie depuis 90 ans et c’est pour cette raison que nous avons rejoint l’OTAN. Depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et l’invasion de l’Ukraine en 2022, nous n’excluons aucun scénario de la part de Moscou. Mais cette méfiance n’est pas propre à la Lettonie. Sur le flanc Est, tout le monde a la même analyse de la menace russe : les pays baltes, la Pologne, la Finlande, la Suède… Ai-je peur d’une attaque militaire aujourd’hui ? Non. Et dans cinq ans ? Tout dépendra de l’augmentation des budgets de défense de l’Europe et de l’état de ses capacités militaires. Nous avons besoin de systèmes de défense aériens, de munitions et de tout un tas d’armements qui demandent des années avant d’être livrés. Le problème, c’est que nous avons besoin de ces armements maintenant. Tout de suite. C’est pourquoi certains pays achètent leurs équipements aux Américains ou à leurs partenaires de l’OTAN. L’Europe n’a pas les capacités nécessaires pour produire rapidement. Or nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre cinq ou six ans, car nous vivons aux frontières d’un pays très imprévisible, avec un leader imprévisible, et cela restera le cas dans les années qui viennent.
I. L. — Pensez-vous que ses objectifs d’expansion territoriale aillent au-delà de l’Ukraine ?
E. R. — C’est ce que nous essayons de deviner en permanence. Le véritable objectif de Vladimir Poutine ? Je pense que c’est de détruire l’Ukraine en tant qu’État indépendant. Si l’Ukraine est indépendante, la Russie n’est plus un empire. Or la volonté de Vladimir Poutine, mais aussi de la société russe, est de restaurer l’empire, celui du XIXe, voire du XVIIIe siècle. Dans certaines de ses interviews, Poutine développe une véritable obsession pour cette grandeur passée. Restaurer l’empire, s’emparer de l’Ukraine, de la Biélorussie, de l’Asie centrale, des pays baltes, de la Pologne, de la Finlande : c’est son but depuis au moins une décennie. Demain, il voudra peut-être plus, car l’appétit vient en mangeant. Il faut toujours prendre la Russie au sérieux.
I. L. — Quel est celui des États baltes qui vous semble le plus menacé par Poutine ? Pourquoi ?
E. R. — La Russie regarde les États baltes comme un seul et même pays. Elle se fiche de savoir qui est le plus fort ou qui est le moins fort. Pour elle, c’est une région, un seul État.
I. L. — Pensez-vous que les États-Unis interviendraient si un État balte, ou plusieurs, était menacé ?
E. R. — Oui, je pense qu’en cas d’attaque militaire directe, classique, l’article 5 serait brandi par tous les pays de l’OTAN. Mais quelle serait la réaction de Washington en cas d’attaques hybrides pour lesquelles il n’existe pas de règles d’engagement claires ? Comment répondre, par exemple, à un sabotage de pipelines en mer Baltique, alors qu’il est difficile, dans ce genre de cas, de prouver l’implication directe de la Russie ? Est-ce un accident ou une action délibérée ? Ce n’est pas toujours évident. C’est pourquoi il faut imaginer de nouvelles formules pour protéger les infrastructures critiques sous-marines. Mais ce ne sera jamais suffisant car, dans le domaine de la guerre hybride, les Russes ont toujours un temps d’avance sur nous.
I. L. — Et quelle serait, selon vous, la réaction des Européens ?
E. R. — Nous pouvons compter sur la brigade multinationale (1), qui réunit des militaires de nationalités européennes et non européennes. En cas d’attaque, ces forces seront prêtes à riposter, mais elles sont insuffisantes. D’une manière générale, l’effort des pays européens en matière de défense reste faible et inégalement réparti. En 2025, la moyenne se situe à seulement 1,9 % du PIB. En tête du classement, la Pologne atteint presque 5 % et les pays baltes, 3,5 %. Mais d’autres pays stagnent à 1,3 % alors que la guerre est en Europe ! Alors que la Russie a attaqué l’Ukraine il y a onze ans ! Et l’a envahie à grande échelle depuis 2022 ! Aujourd’hui, la question n’est pas de savoir si l’on aidera un pays en cas d’agression, mais de savoir quelles forces pourront être déployées pour l’aider. Les pays baltes étant à la fois dans l’OTAN et dans l’UE, une attaque contre eux serait une attaque contre ces deux organisations. Je ne doute pas de la volonté de l’une et de l’autre d’honorer leurs engagements. Mais il faut être franc et admettre que nous avons un gros problème à résoudre aujourd’hui. C’est le sens du message très fort des États-Unis, qui demandent aux pays européens de consacrer 5 % de leur PIB à leur défense. Je considère que c’est le bon message. Donald Trump a raison. On évoque depuis des années la nécessité d’investir davantage dans la défense, mais on n’y est toujours pas. Il ne sert à rien de se lamenter sur le changement de politique américaine, qui d’ailleurs avait commencé sous la précédente administration. Le problème, ce n’est pas Trump. C’est nous, les Européens, qui n’avons pas pris les questions de sécurité au sérieux. L’UE doit pouvoir déroger à la règle des 3 % de déficit budgétaire dès lors qu’il s’agit de dépenses militaires. Nous devons absolument investir. Encore une fois, 1,9 %, ce n’est pas un chiffre raisonnable. Ni pour la Russie, ni pour l’Europe, ni pour nos alliés américains qui ont raison de critiquer le fossé entre nos discours et nos actes.
I. L. — Quel est le leader occidental toujours aux affaires qui a le mieux compris la nature du péril poutinien ?
E. R. — Tous les responsables occidentaux ont traversé une période d’illusions. Tous ont pensé qu’il suffisait de parler avec Vladimir Poutine pour trouver un accord avec la Russie. Avant de se rendre compte de leur erreur quelques mois ou quelques années plus tard… J’ai vu leur évolution avant 2022. Chaque fois qu’arrivait un nouveau dirigeant, il affirmait que son prédécesseur n’avait pas su s’y prendre avec Poutine, qu’il ne lui avait pas suffisamment parlé, mais que lui ferait autrement, et que Poutine l’écouterait. Puis il comprenait que le problème n’était pas la stupidité de son prédécesseur mais la nature du régime russe. Je pourrais vous citer de très nombreux dirigeants qui ont fini par ouvrir les yeux. Mais il leur a fallu du temps avant de se réveiller, un temps précieux. Bien sûr, nous avons tous besoin de trouver un accord en Ukraine. Pendant longtemps, ce sont les Occidentaux qui parlaient de la nécessité de négocier. Depuis quelques mois, l’Ukraine est d’accord pour s’asseoir à la table des négociations. À la table, mais pas sur la table ! Elle ne doit pas devenir le plat de résistance des grandes puissances. Le problème, ce n’est pas l’Ukraine, c’est la Russie. Elle n’est pas prête à négocier. Je sens bien ce sentiment encore prégnant dans l’opinion occidentale qui n’est pas loin de reprocher à l’Ukraine de s’être laissée attaquée, qui la rend presque responsable de la guerre alors que la seule responsable, c’est la Russie ! Il faut écouter les propagandistes russes qui parlent d’attaques nucléaires contre Paris ou New York, qui menacent le Kazakhstan, les pays baltes, la Pologne. C’est une folie ! La Russie de Poutine se dresse contre tout l’Occident, présenté comme un monde décadent. Cette menace doit être éliminée. Encore une fois, nous n’avons pas pris la mesure des véritables intentions de la Russie.
I. L. — D’une façon plus globale, comment expliquer que les leaders européens semblent manquer à ce point de courage ?
E. R. — C’est parce que la plupart d’entre eux pensent qu’un responsable politique est forcément rationnel. Les dirigeants occidentaux raisonnent en termes de coût économique et de bilan humain. Mais la mentalité des Russes est différente. Si l’on tente de décrypter la Russie, comme les autres dictatures, à travers notre propre système de valeurs, on court à l’échec. Vladimir Poutine envoie des centaines de milliers de soldats au front et se fiche bien qu’ils meurent. Comme il se fiche du fardeau de la guerre pour la société russe. Partout ailleurs dans le monde occidental, avec à peine 10 % des morts déplorés par la Russie en Ukraine, il y aurait eu des manifestations, des émeutes. Mais pas chez les Russes. Ils sont obsédés par le retour de l’empire et de la grandeur russe que ressassent leurs livres d’histoire. C’est la différence fondamentale entre nos deux mondes. En 2021, alors qu’il était évident que Moscou préparait l’invasion de l’Ukraine, on en parlait comme d’un sujet économique, on évoquait le coût de la guerre pour la Russie, un coût censé la dissuader. Les premières sanctions, en 2022, étaient trop légères pour produire des effets. D’un point de vue russe, elles n’étaient pas suffisantes pour arrêter la guerre. Alors que les conséquences d’une telle guerre auraient chassé du pouvoir en quelques mois n’importe quel leader occidental.
I. L. — À quelles conditions, selon vous, la dictature poutinienne peut-elle « tomber » ?
E. R. — Je ne sais pas. Le seul scénario possible serait un changement fondamental de perception chez les élites russes, le monde des affaires et celui de la sécurité. S’ils considéraient que Poutine a perdu la guerre, qu’il a commis une erreur entraînant pour eux d’énormes préjudices et qu’il doit en répondre, peut-être pourraient-ils réagir. On en est loin. Un moment démocratique, libéral, est pour l’instant impossible en Russie.
I. L. — Que répondez-vous à ceux qui affirment qu’après Poutine ce sera pire ?
E. R. — Je n’ai pas de réponse à cette question. On ne sait pas.
I. L. — Comment voyez-vous la Lettonie dans dix ans ? Comment voyez-vous l’Europe dans dix ans ?
E. R. — Je reste optimiste. Si nous agissons maintenant nous pouvons encore éviter une guerre contre l’OTAN ou contre l’Union européenne. Mais si nous n’agissons pas… En ce qui concerne l’UE, beaucoup dépend maintenant de la capacité des États membres à relever les défis auxquels ils font face. En premier lieu, sur le sujet des migrations. Nous sommes tous sous pression. La Biélorussie pousse des migrants vers les frontières des pays baltes en les utilisant comme une arme. Partout les politiques d’intégration ont échoué. Ces problèmes nourrissent les populismes et les partis qui aspirent à des changements radicaux. Le deuxième défi est d’ordre économique. Il est facile d’affirmer qu’on a, par exemple, réussi à lutter contre l’inflation ou que tel ou tel indicateur est repassé au vert. Or, quand ils font leurs courses dans les magasins, les gens voient bien que les prix ont augmenté et que, malgré les statistiques, leur niveau de vie a baissé depuis cinq ans. Le troisième défi, j’en ai parlé, est celui de la sécurité et de la défense. Pendant la guerre froide, de nombreux pays européens consacraient entre 3 et 5 % de leur PIB à leur défense. Depuis trente ans, ces budgets ont chuté jusqu’à 1 ou 2 %. C’est un problème existentiel qui doit être résolu. Le quatrième défi est le changement climatique. Il faut trouver un équilibre entre la lutte contre ces dérèglements et le maintien de la compétitivité. Si les États-Unis décident réellement de quitter les accords de Paris, d’autres pays pourraient suivre. Sur tous ces sujets, il n’y a que deux options : soit dans dix ans nous serons plus forts, soit nous serons plus fragmentés. J’espère que c’est le premier scénario qui l’emportera.
(1) Avec la brigade multinationale de l’OTAN, la Lettonie a été le premier pays à renforcer la présence avancée de l’Alliance sur son sol.