JUSQU’À LA VICTOIRE TOTALE
posté le 28 juin 2023
Entretien avec Ingrida Simonyte*
Cet entretien a été conduit par Isabelle Lasserre**
* Première ministre de Lituanie.
** Rédactrice en chef adjointe au service international du Figaro, correspondante diplomatique. Auteur, entre autres publications, de : Macron, le disrupteur, Éditions de l’Observatoire, 2022 ; Macron-Poutine, les liaisons dangereuses, Éditions de l’Observatoire, 2023.
Isabelle Lasserre — Dans cette guerre en Ukraine, quelles sont, selon vous, les différentes portes de sortie ?
Ingrida Simonyte — Je ne vois qu’un seul scénario possible, dans le sens où il est le seul à s’attaquer aux causes de la guerre : l’Ukraine doit repousser l’armée russe, s’assurer que les coupables soient traduits en justice et rejoindre les alliances de son choix. Certains considèrent que ce scénario n’est pas réaliste, notamment parce qu’il n’y aura jamais, comme avec l’Allemagne en 1945, de réelle capitulation de la Russie. Mais je pense que tout dépend de nous, tout dépend du soutien qu’apporteront les pays occidentaux à l’Ukraine, même si, dans de nombreux domaines, il a malheureusement été un peu trop tardif. Je suis sûre d’une chose : s’il n’y a qu’une demi-paix en Ukraine, il n’y aura pas de paix en Europe, car la Russie reviendra. Il ne faut pas trop se réjouir des pertes considérables en hommes et en matériels subies par les troupes russes. Cela ne suffira pas à ramener la paix. S’il n’y a pas de travail de réconciliation nationale, s’il n’y a pas de changement dans la perception qu’a la Russie de ses voisins et de son histoire, les prochains dirigeants russes se transformeront à leur tour en de nouveaux Poutine. Pourquoi ? Parce que la seule chose qu’ils seront capables de transmettre au peuple russe sera le même ressentiment que celui qui est à l’origine de cette guerre.
Les pays d’Europe occidentale ont longtemps pensé que Vladimir Poutine n’avait pas intérêt à déclencher les hostilités, lui qui contrôlait déjà toutes les ressources du pays, tous les États appartenant à la Fédération, lui qui n’était menacé par aucune opposition puisqu’il avait jeté les dissidents en prison ou les avait forcés à l’exil. Pourquoi un dirigeant se trouvant dans une situation aussi confortable déclencherait-il une guerre dans son voisinage, alors qu’il peut vivre largement des profits générés par les ventes de gaz et de matières premières aux pays démocratiques ? Si l’on aborde l’histoire de ce point de vue, il est vrai qu’une invasion de l’Ukraine paraissait complètement irrationnelle. Mais les dirigeants russes ont une rationalité différente, fondée sur le ressentiment. Ils sont persuadés que quelqu’un a volé sa grandeur à la Russie et l’a propulsée dans la pauvreté. Ce ressentiment est à l’origine de l’invasion du 24 février 2022, mais aussi de l’annexion de la Crimée en 2014 et de la guerre de Géorgie en 2008. Vladimir Poutine pense qu’il peut restaurer cette puissance perdue, quitte à sacrifier le bien- être de la population. C’est la raison pour laquelle, tant qu’il n’y aura pas de réelle défaite de l’armée russe, il n’y aura pas de vraie paix en Europe.
I. L. — Comment voyez-vous l’après-guerre en Russie ? De nombreux dirigeants occidentaux craignent qu’une éventuelle éviction de Vladimir Poutine n’entraîne le chaos et la désintégration du pays. Que leur répondez-vous ?
I. S. — Ceux qui disent cela sont les mêmes que ceux qui pensaient qu’il faut toujours parler avec Vladimir Poutine et qu’il est possible de l’apprivoiser, au moins dans une certaine mesure. Mais ils se sont trompés. C’était l’idée des dirigeants français, allemands, américains, qui espéraient, même si Poutine est un horrible personnage, qu’on pourrait maintenir une certaine stabilité avec lui. Vladimir Poutine a gagné énormément d’argent sur notre dos car on lui achetait à profusion ses ressources naturelles. Il a rendu nos pays dépendants de la Russie puis il a déclaré la guerre en pensant que les Occidentaux auraient trop peur de rompre avec Moscou et qu’ils lâcheraient l’Ukraine. Personne, ni à Moscou ni en Occident, n’avait imaginé que les Ukrainiens se battraient comme ils se battent. Vladimir Poutine avait tort, et les analyses des Occidentaux étaient erronées. Tout cela me rappelle la fin du XXe siècle, quand mon pays a retrouvé son indépendance. De nombreux dirigeants occidentaux nous suppliaient à l’époque, comme ils suppliaient les Ukrainiens, de ne pas quitter l’URSS, affirmant qu’elle allait s’assouplir, devenir plus facile à vivre et que nous y serions bien… Et que si nous la quittions, elle commencerait à se désintégrer et — disaient-ils — ce serait trop risqué pour le monde, avec toutes les armes nucléaires et les bases militaires qui s’y trouvaient. Nous, les Lituaniens, ne pouvions pas accepter ce type d’argument.
Nous avons été occupés pendant la Seconde Guerre mondiale, nous n’avons jamais demandé à être une colonie de la Russie, nous voulions juste récupérer l’indépendance que nous avions perdue en 1940. Comme les Ukrainiens depuis trente ans et davantage encore aujourd’hui, nous considérions à l’époque que nous formions une nation. Les peurs des Occidentaux ne se sont pas matérialisées et tout le monde a finalement accepté la décomposition de l’URSS et la naissance de nouveaux pays indépendants. Mais, après l’effondrement du système centralisé soviétique, la Russie a été laissée à elle-même face à une nouvelle réalité économique très compliquée. Et comme les Russes ont dû investir toute leur énergie dans leur survie, ils n’ont jamais mené de réflexion sur les racines du mal, sur les raisons qui ont propulsé Staline au pouvoir, sur les déportations en Sibérie et les meurtres de masse.
I. L. — Beaucoup s’interrogent sur la succession de Vladimir Poutine…
I. S. — Si le prochain dirigeant russe est un Poutine en légèrement plus raisonnable, je crains que dans vingt ans, quand l’armée et le pays auront été reconstruits, les mêmes problèmes ne surgissent de nouveau. Si, en revanche, la nouvelle équipe décide de refonder les institutions, de créer une vraie fédération, avec des régions dotées d’une large autonomie, la Russie est récupérable. Mais il faudra que les Russes et la communauté internationale soutiennent cette solution. La pire erreur que nous pourrions faire serait de revenir au business as usual, d’acheter à nouveau le pétrole et le gaz russes, de renvoyer nos entreprises à Moscou quand bien même rien n’aurait vraiment changé sur le fond hormis l’arrêt des hostilités. Pour envisager à nouveau des relations économiques normales avec la Russie, il faut qu’il y ait un changement considérable dans la gouvernance du pays.
I. L. — Si vous étiez seule à décider, quelles initiatives prendriez-vous aujourd’hui ou demain pour essayer de résoudre le problème ?
I. S. — Je crois qu’il est bon que je ne sois pas seule, car toute personne agissant seule finit toujours par penser qu’elle est la meilleure et la seule intelligente. Mais il y a des sujets dont nous parlons en permanence. Le premier est la nécessité d’un soutien militaire constant à l’Ukraine. La Lituanie a commencé à l’aider avant même l’invasion. Contrairement à d’autres pays européens, nous faisions confiance aux renseignements américains. Nous avons donc fourni des armes à Kiev avant le 24 février. Mais ce dont l’Ukraine a vraiment besoin, c’est de tanks, d’avions de chasse et de tout ce qui est nécessaire sur le champ de bataille pour obtenir la victoire. Ce sont des armes que je donnerais tout de suite à l’Ukraine, si mon pays les produisait en masse, dans un monde magique…
Deuxième sujet, les sanctions. On se félicite que l’UE ait réussi à s’accorder sur neuf paquets de sanctions. Certes, mais je considère pour ma part qu’elles pourraient être plus dures et qu’il faudrait aller beaucoup plus loin. Il est peu probable que l’économie russe s’effondre, car il s’agit d’une économie primaire, organisée autour du gaz et du pétrole dont le monde entier a besoin. Mais la Russie dépend, dans les autres secteurs, y compris celui de l’armement, de matériaux qui ne sont pas produits sur place. Le Kremlin a de plus en plus de mal à financer la guerre. L’avantage qu’a Poutine, c’est que sa population ne descendra pas dans la rue avec des gilets jaunes pour protester contre des salaires insuffisants ou une essence trop chère. Les Russes continueront à penser comme ils ont toujours pensé : « Nous n’avons jamais bien vécu, donc pourquoi cela devrait-il changer ? » Même quand les décisions du pouvoir ont des effets négatifs sur leur niveau de vie, les Russes ne bronchent pas. Ce serait inimaginable dans notre partie du monde. Mais en Russie, le pouvoir a massivement investi dans les forces armées, dans les milices, dans les prisons et dans tout ce qui peut dissuader la population de manifester. Et puis les Russes considèrent Poutine comme un tsar, et le tsar, pour eux, contrairement à la noblesse qui gravite autour de lui, est toujours bon. Il faut donc le remercier pour tout ce qu’il donne au peuple plutôt que le contester.
I. L. — La France et l’Allemagne ont été très lentes à comprendre la nature du régime russe. Les deux pays semblent avoir récemment changé. Pensez-vous que ce changement soit suffisant ?
I. S. — Nous avons eu une mauvaise expérience avec les accords de Minsk (1) qui n’ont apporté aucune paix ni aucune solution. Bien au contraire, puisque nous sommes aujourd’hui dans une guerre totale. Certains dirigeants demeurent confiants dans leur capacité de persuasion des dictateurs. Ce n’est pas notre cas, à l’est de l’Europe, où nous pensons que la seule attitude possible vis-à-vis de Vladimir Poutine est de couper tous les liens qui nous rendent dépendants de lui. Il nous faut, par surcroît, renforcer notre armée et notre système de sécurité, y compris nos services de renseignement et le cyber. Dans l’avenir, l’idée serait de coopérer en priorité avec les pays qui partagent les mêmes valeurs que nous.
La Russie était un leurre pour les hommes d’affaires occidentaux. C’était un pays où l’argent était facile mais où le droit n’existait pas. Tout y était donc très risqué. L’Allemagne pensait que la Russie resterait un fournisseur d’énergie fiable, quoi qu’il se passe. Elle a refusé au printemps 2022 de renoncer à ses importations de gaz russe, au moment où les sanctions étaient en discussion au sein de l’UE. Avec d’autres, elle réclamait deux ans supplémentaires pour réduire sa dépendance. Mais c’est Vladimir Poutine, finalement, qui a fermé le robinet. Alors l’Europe a été contrainte de bouger et elle l’a fait de manière remarquable et en très peu de temps. Et tout ce bla-bla sur les Européens qui allaient geler dans leurs appartements pendant l’hiver et manquer de nourriture s’est avéré être un non- sens complet. Certes, la guerre en Ukraine a des conséquences économiques pour nos régions riches. Nous devons soutenir nos économies tout en aidant l’Ukraine. Mais ce n’est que de l’argent, alors qu’en Ukraine des gens meurent chaque jour parce que des idiots envoient des drones contre des immeubles d’habitation… Je vois bien cette ligne qu’essaient de tracer ceux qui voudraient que la guerre finisse vite. C’est vrai, nous ne pouvons pas être en guerre pour toujours. Mais, encore une fois, il faut chasser de notre esprit l’idée de forcer Kiev à accepter quoi que ce soit. Si une solution est imposée de l’extérieur à l’Ukraine, ce ne sera pas la fin de l’histoire. Et je crois, moi, qu’il est dans notre intérêt à tous de voir la fin de cette tragédie. Il faut, pour cela, créer une situation sécuritaire différente de celle dans laquelle nous vivons depuis quinze ans.
I. L. — La voix des pays baltes et de la Pologne, plus généralement de tous ceux qui, à l’Est, avaient compris la nature du régime de Poutine et avaient en vain tenté d’alerter les Européens de l’Ouest, porte de plus en plus au sein de l’Union européenne. Pensez-vous que leur influence est devenue déterminante ?
I. S. — Je le crois. Prenons le sujet des sanctions contre la Russie et la Biélorussie : la plupart des suggestions ont été faites par les pays baltes ou par la Pologne, et elles ont été acceptées au Conseil européen par les 27 membres. Pareil pour l’Otan, qui a longtemps débattu sur la manière de qualifier la Russie. Nous avons toujours affirmé que la Russie était non pas un partenaire mais une menace. Le sommet de Madrid, en juillet 2022, nous a donné raison. Et le renforcement du flanc est de l’Europe sera discuté l’été prochain au sommet de Vilnius. Alors, oui, je crois que les choses bougent, même si certains continuent à penser qu’il sera possible de reparler au Kremlin une fois la guerre terminée et que la Russie a le potentiel pour devenir un État démocratique. En théorie, je suis d’accord. Mais, dans la pratique, j’y vois de nombreux obstacles.
I. L. — Lesquels ?
I. S. — Ceux qui espèrent que la Russie deviendra normale et qu’on pourra revenir au business as usual dans un avenir proche se mettent le doigt dans l’œil. Au début des années 1990, on espérait qu’elle deviendrait un pays démocratique européen où régnerait l’État de droit, un pays qui partagerait nos valeurs et avec lequel on pourrait coopérer. Mais ça n’a pas marché. Certains de mes amis estiment que c’est encore faisable, après trente ans d’histoire tourmentée. Je suis moins optimiste et pense au contraire que nous devons nous préparer à un scénario plus compliqué. Cela veut dire que nous devons réfléchir à notre propre sécurité et à notre défense.
I. L. — Quelles sont les différentes menaces qui pèseraient sur la Lituanie et sur les autres pays baltes en cas de victoire russe ?
I. S. — Je ne veux même pas imaginer une victoire russe. Vladimir Poutine n’a jamais abandonné l’idée de restaurer sa zone d’influence. Il considère tout simplement qu’une partie de l’Europe appartient à son étranger proche, même si celui-ci est formé d’États indépendants qui n’ont aucune intention d’être avalés par la Russie et veulent au contraire former une grande Europe. Quand nous avons rejoint l’UE et l’Otan en 2004, nous n’avons fait que revenir à l’Europe à laquelle nous appartenions et dont nous avions été arrachés en 1940. Vous comprenez pourquoi je me refuse à évoquer ces idées de zones d’influence ou de « buffer zones ». À l’Est, nous savons que lorsque Poutine évoque sa zone d’influence, c’est de nous qu’il parle. Pas de nous directement, car depuis que les Baltes sont membres de l’Otan il est moins évident de les attaquer, mais de l’ensemble de la région. Si les Russes gagnent en Ukraine, ils pourraient essayer de gagner ailleurs. C’est dangereux, et c’est pour cela que le flanc est de l’Europe doit être consolidé. Poutine ne doit en aucun cas dicter le comportement de l’Otan. L’Alliance atlantique n’a jamais provoqué la Russie. Jamais. Chaque fois qu’elle s’est renforcée sur son flanc est, c’était pour répondre à une provocation du Kremlin. Les brigades de la « Présence avancée renforcée » (2) dans les pays baltes ont été envoyées après l’annexion de la Crimée. Le renforcement décidé au sommet de Madrid est une conséquence de l’invasion de février 2022. Je le répète : l’Otan n’a jamais provoqué la Russie, c’est la Russie qui a provoqué l’Otan et, en tant qu’organisation de défense, celle-ci a dû réagir.
I. L. — Si Vladimir Poutine n’est pas arrêté, quelle sera la prochaine cible ? Vous ? La Pologne ? L’Estonie ?
I. S. — Ce n’est pas une bonne question à poser à une première ministre en exercice ! Avec Poutine, on ne peut pas savoir. Les Russes considèrent qu’ils peuvent se comporter comme ils l’entendent tant que personne ne leur dit que c’est une ligne rouge. Il faut donc tout faire pour s’assurer que Poutine soit arrêté en Ukraine.
I. L. — Depuis l’invasion, pensez-vous que les buts de Vladimir Poutine ont changé ? A-t-il pour objectif de réaliser une synthèse de l’empire tsariste et de l’Union soviétique ?
I. S. — Encore une fois, il chercher à étendre sa zone d’influence. Avant, il investissait pour ce faire dans les partis politiques ou les pouvoirs de certains pays qui installaient des gouvernements pro- russes, ce qui permettait à la Russie d’exercer son influence sans avoir à se servir de la force militaire. Un contrôle des processus politiques plutôt qu’une invasion. Mais cette méthode dite « douce » est devenue de moins en moins efficace, parce que ces pays ont fini par élire des gouvernements pro-européens qui défendent de vraies règles du jeu démocratiques, avec une justice indépendante, la liberté d’expression et des élections libres. Leur bascule du côté des idées européennes a été un coup dur pour Vladimir Poutine, qui a craint un effet domino. La réussite de l’Ukraine est sans doute son pire cauchemar. Car si l’Ukraine devient un riche pays européen, et si la Moldavie se transforme à son tour en un îlot de prospérité, les autres pays de la région pourraient suivre la même voie. Poutine fait tout pour les conserver dans sa zone d’influence. Quand la coercition politique ne fonctionne plus parce que les populations n’ont pas envie d’obéir, alors il les contraint par la guerre…
I. L. — Mais, encore une fois, quels sont les risques concrets qui pèsent sur vous ?
I. S. — Il est toujours difficile d’évaluer les risques. Il y a un an, beaucoup pensaient que Poutine ne déclarerait pas une guerre totale contre l’Ukraine car ce serait irrationnel et contraire à ses intérêts. Effectivement, en théorie, c’était un non-sens d’envahir l’Ukraine. Et ce serait aujourd’hui un non-sens encore plus grand d’attaquer un pays de l’Otan, protégé par l’article 5 de l’Alliance. En théorie… Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, le risque qu’un missile s’écrase sur un pays de l’Otan s’est accru. La possibilité d’une escalade, par conséquent, existe. Nous ne devons pas non plus oublier que la Biélorussie est devenue une base militaire de la Russie. C’est depuis son territoire qu’a été déclenchée l’invasion. La situation sécuritaire dans la région est donc très précaire et il faut rester vigilants. Au lieu de rester les bras croisés en se demandant quelle sera la prochaine cible, nous devons nous préparer militairement.
Nous devons aussi contrer la propagande russe, car Poutine utilise la liberté d’expression que nous chérissons tant pour servir ses propres intérêts et faire commenter par les journalistes occidentaux son discours fallacieux sur l’inefficacité des sanctions, la résilience des Russes et la souffrance des populations occidentales contraintes de payer leur électricité et leur gaz au prix fort parce que l’Ukraine ne veut pas céder ses territoires à la Russie ! Notre rôle de dirigeant dans ce conflit est de garder la tête froide et de faire la part des choses.
I. L. — Avez-vous confiance dans la pérennité du soutien américain à l’Ukraine ? Pensez-vous qu’il se poursuivra même si la guerre dure jusqu’à l’automne ?
I. S. — Je le pense, oui. Que la guerre dure ou pas, Poutine reste l’agresseur ; et, plus la guerre dure, plus les Russes commettent des crimes et des atrocités. Pourquoi, dans ces conditions, les Américains cesseraient-ils de soutenir l’Ukraine ? À moins, bien sûr, qu’il y ait une nouvelle administration. Mais, même dans ce cas, je vois mal qui pourrait oser soutenir publiquement Poutine. Seul Silvio Berlusconi l’a fait, et c’est un bien triste exemple.
I. L. — Viktor Orban aussi…
I. S. — C’est différent, Orban n’est pas un admirateur de Poutine, c’est plutôt un homme d’affaires qui fait du business avec la Russie. L’invasion de l’Ukraine a fait bouger les lignes. Je ne suis pas sûre qu’il faille dire merci à Poutine, mais il pariait sur le fait que Kiev ne pourrait pas résister et que les Ukrainiens accueilleraient l’armée russe avec des fleurs. Il pensait que Bruxelles, Berlin, Paris et Washington ne s’accorderaient sur rien et que l’UE serait divisée. Il a eu tort sur toute la ligne.
I. L. — Les opposants russes exilés en Lituanie tentent d’organiser l’après-Poutine. Peuvent-ils constituer une alternative sérieuse au pouvoir russe actuel ?
I. S. — Plus vous êtes loin de la Russie, même si la Lituanie est un pays voisin, moins vous avez de prise sur la société russe. Vous ne pouvez pas apparaître à la télévision, les réseaux sociaux sont bloqués par le Kremlin. L’action des exilés a donc un impact limité. Je dirais la même chose des opposants qui croupissent en prison comme Alexeï Navalny. Ils n’ont guère d’influence. Mais au moins y a-t-il des gens qui réfléchissent à une Russie plus normale et peut- être un jour, qui sait, seront-ils capables de combler le vide dans leur pays…
I. L. — Quelles seraient les conséquences d’une défaite de l’Ukraine pour l’UE, pour l’Otan et pour le monde occidental ?
I. S. — La valeur fondamentale de l’UE, de l’Otan et des démocraties occidentales est celle de la dignité humaine. Toutes les autres valeurs découlent de celle-là. La guerre en Ukraine est une guerre contre le diable. C’est aussi simple que cela et c’est ainsi qu’il faut la regarder. Si on laisse le diable gagner, l’UE, l’Otan et le monde occidental auront beaucoup de mal à s’en remettre. Je ne veux même pas y penser.
I. L. — Dans cette guerre, l’opposition entre démocraties et autocraties ou dictatures vous paraît-elle être une grille de lecture pertinente ?
I. S. — Quand j’évoque la nécessité de lutter contre le diable, je parle du bien et du mal. Ce qui est bien, ce sont les pays basés sur les droits de l’homme et les valeurs de la dignité humaine. Ce qui est mal, c’est cet homme enfermé au Kremlin, sans valeurs, qui prend des décisions brutales et prive son peuple de liberté. De ce point de vue, votre grille de lecture est parfaite puisque l’Ukraine veut appartenir au premier monde tandis que la Russie tient à rester dans le second.
Mais pourquoi est-il si important que l’Ukraine gagne cette guerre ? Parce que d’autres pays dans le monde rejettent les valeurs de la démocratie et qu’ils pourraient, si la Russie l’emporte, avoir eux aussi l’idée d’envahir leurs voisins ou de se créer une zone d’influence en annexant des territoires. Les États autocratiques et totalitaires apprennent les uns des autres. Si la Russie, cette dictature qui emprisonne ses opposants et piétine les libertés, gagne la guerre en Ukraine, d’autres pays non démocratiques y verront un encouragement pour leurs propres projets. Au contraire, si la Russie perd, ils en tireront les leçons inverses. C’est notre espoir.
(1) Conclus en 2014 dans la capitale biélorusse entre l’Ukraine et les séparatistes prorusses, sous médiation franco-allemande, les accords de Minsk devaient ramener la paix dans le Donbass. Mais ils étaient en réalité favorables à l’agresseur russe, donc inapplicables. Ils ne faisaient en outre aucune mention de la Crimée.
(2) La Présence avancée renforcée de l’Otan (eFP – enhanced Forward Presence) est un déploiement temporaire de contingents militaires dans les pays baltes et en Pologne, destiné à renforcer le flanc est de l’Alliance face au nouvel environnement de sécurité en Europe, particulièrement depuis l’invasion russe en Ukraine.