LA FRANCE ET LE DÉFI UKRAINIEN

Article rédigé par Politique Internationale

Entretien avec Sébastien Lecornu*

Cet entretien a été conduit par Isabelle Lasserre**

* Ministre des Armées depuis 2022.

** Rédactrice en chef adjointe au service international du Figaro, correspondante diplomatique. Auteur, entre autres publications, de : Macron, le disrupteur, Éditions de l’Observatoire, 2022 ; Macron-Poutine, les liaisons dangereuses, Éditions de l’Observatoire, 2023.

Isabelle Lasserre — La guerre en Ukraine n’est-elle pas le résultat de notre incapacité à arrêter l’agression russe quand c’était encore possible ?

Sébastien Lecornu — Je ne vous étonnerai pas en admettant que s’il avait pu en être autrement, le monde ne s’en serait que mieux porté ! Et je vous étonnerai encore moins en vous disant que la responsabilité de l’agression revient à l’agresseur, n’inversons pas les rôles ! Mais si l’on prend un peu de recul, il est tout de même difficile de tirer des conclusions définitives avant la fin de l’histoire. Cela dit, il est clair qu’une partie des élites et des observateurs a sous-estimé le projet politique de Vladimir Poutine, en l’analysant avec de mauvaises lunettes. Certes, pendant ces 22 années de présidence, il y a eu des virages et des inflexions. Mais le projet de puissance chez le maître du Kremlin a toujours été une constante, un projet très XIXe siècle d’ailleurs en ce qu’il méprise les territoires, les frontières et le droit international. Est-ce que cela signifie que les dirigeants européens ont été naïfs ? Je ne le pense pas. D’ailleurs, j’en veux pour preuve les efforts accomplis par les Français et les Allemands dans le cadre du processus de Normandie pour essayer de trouver une solution diplomatique à la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie. Citons aussi l’énergie qu’avait déployée en son temps Nicolas Sarkozy au moment de la guerre en Géorgie.

I. L. — Aujourd’hui des voix s’élèvent pour exiger une fin rapide de la guerre et l’ouverture de négociations, quitte à ce que l’Ukraine renonce à une partie de son territoire. Ne serait-ce pas une prime à l’agression ?

S. L. — Ce serait en effet une prime à l’agression. C’est de surcroît un discours de fragilité et de faiblesse. Ceux qui tiennent ces propos considèrent également souvent que c’est le fait d’aider militairement l’Ukraine qui prolonge le conflit et qui est source d’escalade. Ils continuent donc de regarder l’enjeu de sécurité que pose la Russie à l’Europe avec les « mauvaises lunettes » que j’évoquais il y a un instant. Prenons les choses dans le bon sens. Si l’Ukraine, comme beaucoup le pensaient au début, était tombée complètement en février dernier, que ce serait-il passé depuis ? La menace que peut représenter la Russie pour certains pays du flanc est de l’Europe et de l’Alliance atlantique serait encore plus forte aujourd’hui. S’il est important de défendre le droit international et le respect de la souveraineté de l’Ukraine, c’est tout simplement parce que nous voulons que notre propre souveraineté et nos frontières soient respectées ! Et cela autant dans l’Hexagone que dans nos outre- mer, non seulement pour aujourd’hui mais aussi pour demain. Il est évident qu’il devra y avoir, à un moment donné, des discussions diplomatiques et politiques, mais c’est aux Ukrainiens d’en choisir les termes. Car si nous leur imposons notre calendrier, cela revient à dire aux Ukrainiens : « En fait, c’est nous qui allons décider à votre place ce qui doit constituer votre souveraineté. » Dans cette logique, nous soutenons le plan de paix en dix points que le président Zelensky a présenté en Indonésie, en marge du G20.

I. L. — Cela signifie-t-il que si les Ukrainiens veulent aller jusqu’au bout, récupérer tout le Donbass et la Crimée, la France et l’Occident sont prêts à soutenir cet objectif ?

S. L. — Je vous l’ai dit, c’est aux Ukrainiens et à eux seuls de déterminer les paramètres de leur souveraineté. Je sais que ce serait tellement plus facile de fixer nous-mêmes une ligne rouge : cela nous procurerait une forme de confort mental et intellectuel. Mais c’est précisément ce que les mêmes partisans de l’accommodement à tout prix avec Vladimir Poutine disaient après l’annexion de la Crimée et l’on voit aujourd’hui où on en est. Comparaison n’est pas raison, mais les Alliés, en leur temps, ont soutenu la France libre du général de Gaulle, sans aucune condition territoriale à leur concours.

I. L. — L’Occident aura-t-il la force morale et militaire d’aider l’Ukraine jusqu’au bout si la guerre dure deux ans ?

S. L. — L’aide militaire est une affaire d’organisation industrielle, d’articulation entre alliés et de lisibilité des besoins réels des Ukrainiens. Les moyens de protection comme la défense sol-air sont devenus indispensables pour protéger les militaires ukrainiens engagés sur le champ de bataille mais aussi parce que la Russie multiplie les frappes en profondeur sur les infrastructures civiles et sur les populations en Ukraine. Pour le reste, nous sommes prêts à livrer le matériel défensif destiné d’abord à fixer la ligne de front puis à reconquérir les positions perdues. Pour cela, nous nous coordonnons au mieux entre alliés pour apporter un soutien le plus efficace aux Ukrainiens. Nous avons collectivement un défi industriel majeur à relever concernant notre capacité à produire plus vite, en masse et à moindre coût, notamment les munitions, les obus et les missiles. Les Américains comme les Européens sont confrontés à cet enjeu. La France a été le premier pays à le prendre à bras-le-corps en juin dernier avec la volonté du président de la République de faire passer notre industrie de défense en « économie de guerre ». Quant à la force morale des populations et des opinions publiques, ce sera un véritable test. Cette question était au centre des propos du président de la République aux armées, le 13 juillet 2022, en parlant de forces morales. La prochaine loi de programmation militaire n’esquivera pas le sujet. Nous ferons des propositions fortes et je pressens que le débat politique sera intense. Je l’attends avec impatience.

C’est une réalité : il y a aujourd’hui une opposition entre, d’un côté les démocraties libérales et, de l’autre, plusieurs régimes, dont Moscou, qui considèrent que notre modèle est un modèle « en déclin et de déclin », tout à la fois sur les questions de société et sur le terrain économique. C’est à chaque citoyen de s’interroger et de se demander quel destin et quelles valeurs il souhaite pour la France dans les années qui viennent. De Gaulle nous a légué au moins deux choses. D’abord, un esprit de résistance et un esprit de résilience, cette énergie qui pousse à se lever quand tout s’effondre, une forme de « mental particulier » que ne possèdent pas toutes les nations. Ensuite — pardonnez ma trivialité —, nous avons en France une capacité à entrer dans un avion avec un billet en classe éco mais à être invité à s’installer en business et même à aller dans le cockpit pour prendre la place du pilote. Nous avons toujours été, et nous demeurons, une puissance mondiale, une puissance d’équilibres, qui peut jouer dans une classe supérieure à celle que l’on nous assigne. Cette particularité est vieille comme notre histoire. Au moment où le déclin semblait inéluctable, après la Première Guerre mondiale, la dislocation des empires coloniaux, la Seconde Guerre mondiale, les années de déclassement qui ont suivi l’Indochine, l’expédition de Suez et la guerre d’Algérie, les gaullistes ont décidé qu’il n’en était rien et que la France continuerait à jouer dans la cour des grands en faisant des choix stratégiques et structurants, comme la dissuasion nucléaire, et en lançant de vastes programmes civils industriels et agricoles. Aujourd’hui, nous sommes à nouveau testés par Moscou. Mais indépendamment de l’agression russe, nous devons, je le répète, répondre à la question suivante : quel rôle souhaitons-nous jouer ? Que voulons-nous pour notre pays et pour nous-mêmes, et donc aussi pour nos enfants ? La question du soutien à l’Ukraine se pose aussi dans ces termes-là. Tout comme notre relation au « Sud global ».

I. L. — Quelles sont les conséquences et les leçons qu’on peut déjà tirer de la guerre pour la France, pour l’Europe et pour le monde ? Qu’est-ce qui ne sera plus comme avant, quelle que soit l’issue du conflit ?

S. L. — Ou qu’est-ce que l’on croyait révolu et qui sera de nouveau comme avant… Ce qui me préoccupe, voyez-vous, c’est que nous avons grandi avec cette idée, inscrite dans les planisphères de nos classes, que le centre du monde était l’Europe. Or il se passe des choses déterminantes dans le Pacifique Nord. Les trois plus grandes marines de guerre du monde s’y croisent, la russe, la chinoise et l’américaine ; un État y est en cours de prolifération, la Corée du Nord ; le contrôle de Taiwan est une source de tensions entre la Chine et les États-Unis ; les démographies sont diversement en expansion et vont créer des pressions sur l’accès aux ressources naturelles, le tout sur fond de réchauffement climatique… Les Européens doivent prêter attention à ce qu’on appelle le Sud. Je vois bien que la plupart des pays de l’hémisphère Sud nous regardent depuis le début de la guerre en Ukraine en se disant que nous n’en avons jamais fait autant pour eux, que ce soit en aide civile, en aide militaire ou en formation. Il faut faire attention à ces signaux faibles, d’autant plus que la France est attendue par ces pays du fait de son rôle particulier, et de son histoire, y compris récente en luttant contre le terrorisme. L’Ukraine a rendu nos opinions publiques myopes car elles considèrent que les risques sécuritaires n’existent que dans cette partie du monde. Alors qu’il n’en est rien. Je suis frappé de voir à quel point la question du terrorisme a disparu du débat public. Pourtant, le risque est aussi grand qu’avant : Daech vit toujours sur le terrain irako-syrien, et d’autres groupes terroristes se renforcent dans la bande sahélo-saharienne, ils continuent d’agresser les populations civiles avec force et brutalité, et d’étendre leur pouvoir dans la quasi-indifférence de nos opinions publiques occidentales.

I. L. — Qu’est-ce qui a changé depuis la guerre russe en Ukraine ?

S. L. — C’est le fait que, jusqu’à présent, nous n’avons jamais dû affronter tous ces risques en même temps. Pendant la guerre froide, par exemple, il n’existait pas vraiment de risque terroriste fort. Le 11 septembre 2001 a ouvert une période de vingt ans qui a accaparé l’essentiel de notre appareil de sécurité, du renseignement, mais aussi de notre opinion publique autour des menaces d’Al-Qaïda, puis de Daech. Avec l’invasion russe, nous allons désormais devoir nous réengager militairement sur le sol européen pour défendre le flanc oriental de notre continent, tout en poursuivant la lutte contre le terrorisme et en réarticulant nos forces sur le continent africain et dans l’Indo-Pacifique pour anticiper de nouvelles menaces. Cette capacité à être sur tous les fronts est un défi pour la France et pour l’Europe, et nous en sommes les moteurs.

I. L. — Quels sont les autres changements ?

S. L. — L’hybridité. Jamais des objets civils — l’accès aux matières premières, les gazoducs et pipelines, le cyber, l’information des opinions publiques… — n’ont été autant détournés à des fins militaires, sans oublier l’enjeu de l’attribution. Les Européens vont aussi devoir prendre davantage en main leur avenir sécuritaire. L’Otan, dont le président de la République avait eu raison de dire qu’elle était en état de mort cérébrale à l’époque, a entretenu beaucoup d’Européens dans l’illusion qu’ils pouvaient s’en remettre uniquement aux États-Unis pour assurer leur sécurité collective. Alors je pose cette question : est-il raisonnable, et même loyal, vis- à-vis de Washington, de compter uniquement sur les Américains ? Pour nous Français, le général de Gaulle avait répondu en son temps à la question, donc la messe était dite. Elle l’est d’autant plus en France que le président Macron redonne depuis 2017 des moyens aux armées et que cela nous permet de garder notre autonomie stratégique pour défendre nos intérêts, mais aussi ceux des Européens.

I. L. — Les signaux sont pourtant contradictoires… Les budgets de défense européens augmentent, mais en même temps de nombreux pays considèrent que seuls les Américains sont capables de les aider. Depuis l’invasion russe on assiste à une résurrection de l’Otan. Est-ce que, selon vous, cette renaissance de l’Alliance nuit aux efforts européens en matière de défense ?

S. L. — Je ne le pense pas. Mais à plusieurs conditions. La première, c’est qu’il ne faut pas demander à l’UE de faire ce que l’Otan sait faire depuis toujours, c’est-à-dire être une alliance avant tout militaire. Depuis plusieurs décennies, les états-majors de différents pays édictent dans le cadre de l’Alliance atlantique des normes communes en matière maritime, aérienne et d’armement, et c’est très précieux. Cela nous est d’ailleurs profitable, à nous Français, pour notre sécurité et pour notre industrie de défense. Ces normes communes nous permettent aussi, en effet, de vendre des armes puisqu’elles sont interopérables avec ce que proposent les Américains. La deuxième condition, c’est que l’Otan ne doit pas dériver vers des missions qui ne sont pas les siennes. L’alliance de l’Atlantique Nord, ce n’est pas l’alliance du Pacifique Nord ! L’Otan n’a pas, non plus, vocation à s’occuper de sécurité en Afrique. Les Européens, au contraire, doivent le faire tant ce qui se passe dans la bande sahélo-saharienne peut avoir un impact sur nous. Nous devons avoir une approche spécifique de l’Indo-Pacifique complémentaire de l’action de l’Otan. Et puis, bien sûr, il y a la question industrielle qui offre des perspectives importantes. Certains Européens commencent à prendre conscience qu’acheter à Washington ne garantit pas nécessairement l’indépendance. Aujourd’hui ils veulent avoir le choix. Ils continueront, bien sûr, de se fournir auprès des États-Unis. Certains pays comme la Pologne ont même une relation de grande intimité avec les Américains, c’est normal ; il ne faut pas la dénoncer, ça n’aurait pas de sens. Mais à nous de créer les mêmes schémas de confiance avec ces pays. C’est ce que nous essayons de faire, par exemple, avec la Roumanie. Je ne suis donc pas pessimiste sur la complémentarité UE/Otan à la seule condition que les rôles de chacun soient bien définis. La France peut être puissante et forte dans l’UE comme dans l’Otan.

I. L. — Est-ce que les Occidentaux ont commis des erreurs et donné des signes de faiblesse qui auraient encouragé Vladimir Poutine à agresser l’Ukraine ? Je pense, par exemple, à la « ligne rouge » syrienne non respectée par Barack Obama ou au retrait chaotique d’Afghanistan…

S. L. — Dire que les Occidentaux n’auraient commis aucune erreur relèverait d’une prétention intellectuelle inouïe. Mais je me méfie de cette rhétorique qui s’installe, parce qu’elle finit par trouver des excuses à l’agresseur. Il reste que, comme je l’ai souligné au début de notre entretien, le projet poutinien a été mal lu. Je vous en donne un exemple concret : quand un pays masse une centaine de milliers de soldats à la frontière d’un autre pays et qu’une partie des élites ou des observateurs s’obstine à n’y voir que d’inoffensifs entraînements, il y a là un sérieux problème d’analyse…

I. L. — L’augmentation du budget de la défense suffira-t-elle pour contenir à long terme la menace russe, plus le terrorisme, plus les autres menaces ?

S. L. — Toutes les menaces ne sont pas sur la même étagère en termes de moyens et d’investissements dans le long terme. Certaines menaces sont couvertes par le budget militaire actuel, qui augmente depuis 2017 ; d’autres, plus récentes doivent être prises en compte dans la prochaine loi de programmation militaire. Il y a des menaces contre lesquelles nous sommes aguerris depuis des décennies et des menaces auxquelles nous commençons seulement à trouver des réponses.

Je rappelle, tout d’abord, que l’utilité de la dissuasion nucléaire est toujours d’actualité pour la France. Il faut le répéter car, pendant des années, certaines voix se sont parfois élevées pour dire que la dissuasion américaine n’avait pas empêché le 11 Septembre et qu’elle n’était plus pertinente. De la même manière, la France insoumise, et Jean-Luc Mélenchon lui-même, a remis en cause l’efficacité de notre dissuasion pendant la campagne présidentielle de 2022 en déclarant qu’il faudrait inventer « autre chose »… mais on ne sait pas très bien quoi ! Quand une formation politique représentée au Parlement prétend qu’il y aurait des failles dans notre dissuasion, le moins que l’on puisse dire, c’est que ça n’aide pas à dissuader… Or la dissuasion française est robuste et crédible, et nous en sommes les garants. Elle est d’autant plus nécessaire que Vladimir Poutine mène son agression en Ukraine sous sa propre voûte nucléaire. Être une puissance dotée donne donc à la fois des garanties pour nos intérêts vitaux et des devoirs. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous continuons à parler à la Russie quand les circonstances l’exigent : parce qu’une puissance dotée doit pouvoir continuer à dialoguer avec une autre puissance dotée. Cela fait partie de la grammaire de la dissuasion.

À la dissuasion nucléaire il faut adosser la dissuasion conventionnelle, qui permet à une armée d’être crédible face à ses compétiteurs et d’assurer sa sécurité sur le territoire national. C’est pourquoi il nous faut faire un effort supplémentaire sur nos outre- mer, qui, pour des motifs qui tiennent à la tyrannie des distances ainsi qu’aux coupes budgétaires qui ont eu lieu dans le passé, ont été désinvestis sur le plan militaire pendant de nombreuses années. La Polynésie française est grande comme l’Europe, la Nouvelle- Calédonie, grande comme l’Autriche, et la Guyane, grande comme le Portugal. Quand on présente les choses ainsi, on voit bien que faire respecter notre souveraineté au quotidien dans les airs, en mer et sur terre, y compris avec les nouveaux moyens technologiques, représente un défi qu’il est nécessaire de relever pour demain. Défendre nos intérêts, c’est aussi être capables de se projeter hors de France. Nous devons garder ce qu’on appelle des capacités expéditionnaires, pour agir seuls ou en emmenant d’autres en coalition. En termes d’effort politico-budgétaire, les choix stratégiques qui seront faits grâce aux 413 milliards d’euros que le président de la République a prévus pour les armées entre 2024 et 2030 sont comparables aux choix des gaullistes dans les années 1960. Il n’y a pas d’autres moments plus charnière dans notre histoire post-Seconde Guerre mondiale que cette période-là. Cela ne répond pas à tout, mais cela permet au pays de rester dans le grand jeu international et de ne pas décrocher sur des segments nouveaux qui se militarisent comme le spatial, le cyber, les fonds sous-marins. Ces nouveaux investissements sont nécessaires. Si on ne les fait pas, c’est comme si les gaullistes des années 1960 avaient dit que l’atome n’était pas utile pour la défense de la France. Le pays aurait été dans une autre situation aujourd’hui ! Si, aujourd’hui, on choisissait de ne pas investir dans le spatial alors qu’il est en train de se militariser, ce serait dire que la France y renonce définitivement.

Enfin, parce que les réponses budgétaires n’épuisent pas votre question : restent les aspects immatériels. Ce sont les forces morales de la Nation tout entière, que vous avez évoquées. C’est aussi la qualité de nos formations et de l’entraînement, la qualité des chefs militaires, le combat dans le champ de l’information et des perceptions, la pertinence de notre réflexion et de notre prospective, la part de créativité et d’imagination dans la conduite des opérations. Tout cela, bien au-delà du budget, fera notre capacité à garder l’ascendant.

I. L. — Si les pays de l’Est ont une voix qui porte davantage, c’est qu’ils avaient raison sur la Russie, contrairement aux Européens de l’Ouest qui les trouvaient alarmistes. L’effort budgétaire de la Pologne, pour ne citer que ce cas, est considérable. Ces pays ont à la fois la puissance morale et le dynamisme géostratégique. Voyez-vous le centre de gravité de l’Europe se déplacer à l’Est ? Ou reste-t-il à Paris grâce à la dissuasion française et à Berlin grâce au pouvoir économique de l’Allemagne ?

S. L. — C’est vrai. On ne peut pas reprocher aux pays d’Europe centrale de nous rappeler leur histoire, qu’ils ont été envahis par la Russie et qu’ils ont souffert de cette occupation. D’autant que cette souffrance n’est pas si ancienne. Nous ne pouvons ni mépriser ni balayer d’un revers de main cette dimension mémorielle. Le deuxième élément d’explication, c’est évidemment que les opinions publiques ont peur. Les nôtres, mais surtout celles des pays d’Europe centrale. Les sondages sont tout entiers tournés vers l’Ukraine, les Parlements se font les relais de ces peurs. La moindre cession d’armes est analysée à cette aune. Il y a ceux qui disent qu’il faut aider massivement l’Ukraine, donc lui fournir des armes parce qu’il faut qu’elle gagne. Et ceux qui pensent au contraire qu’il ne faut absolument pas se démunir de ses propres armes parce que la Russie représente un danger pour longtemps. La grille de lecture dépend du rapport à la Russie, y compris évidemment géographiquement. Troisièmement, les Français ont digéré dans leur inconscient la dissuasion nucléaire. Donner des canons Caesar n’abîme pas fondamentalement notre défense, qui repose précisément sur un ensemble dissuasif plus global. Ce n’est pas le cas d’autres pays qui partagent une frontière avec la Russie, sur le flanc oriental de l’Otan, qui ne disposent que d’armées conventionnelles pour leur sécurité.

D’ailleurs, nous n’avons pas suffisamment compris ce sentiment d’inquiétude profond qui habite le corps social de ces nations, à tous les étages. Nous devons être plus attentifs vis-à- vis de leur situation. Nous commençons à le faire. En témoigne notre engagement en Roumanie et la signature d’un contrat majeur concernant la vente d’un satellite militaire avec la Pologne. Si les relations entre Paris et Varsovie s’intensifient, c’est aussi parce que les deux pays prennent leur défense au sérieux. La Pologne est un pays très résilient. L’armée polonaise est une grande armée qui n’a pas peur de se battre. Loin de se placer de façon exclusive dans les bras américains, les pays d’Europe centrale et orientale font des efforts concrets de défense pour se protéger. Même les Américains sont surpris de ces changements. Les Polonais ont acheté en Corée du Sud parce que l’efficacité ou les délais de livraison deviennent des critères absolument déterminants. Donc votre question pointe du juste doigt que les choses vont vite en ce moment et que nous autres Français devons rester attentifs, éveillés aussi à ce que nos alliés nous disent.

I. L. — La notion de monde libre est-elle pour vous une notion vieux jeu ou a-t-elle repris du sens face à l’axe Russie-Chine-Iran ?

S. L. — Il est difficile de dire qu’elle est « vieux jeu » dans la mesure où, à l’aune de l’histoire de l’humanité, elle est plutôt récente… Je pense au contraire que la période réhabilite cette notion comme étant le corpus de valeurs et le système démocratique dans lequel nous voulons vivre. Revenons à Tocqueville. Le libéralisme politique prend du temps, mais il faut que les nations et les populations en soient persuadées et le portent. La France est un pays intéressant à cet égard, un pays dans lequel l’individualisme peut vite dominer mais qui connaît en même temps de grands moments de résilience collective. On l’a vu à l’occasion des attentats de 2015 : on applaudissait les policiers et tout le monde se disait Charlie. On le vit aussi dans notre rapport à armée, l’institution qui suscite le plus de confiance auprès de la population, tous âges confondus. Nous sommes l’un des pays où le lien entre l’armée et la nation est le plus fort. Et nous sommes aussi un pays qui a su résister quand il était occupé, qui sait magnifier ses héros, se rassembler quand il le faut. Nous allons sur le pont Alexandre III pour voir les corps de nos soldats tombés sur les champs de bataille. Je ne ferai pas de comparaison avec d’autres pays… Cette notion n’est donc pas « vieux jeu » ; mais, en revanche, il y a un combat culturel, éducatif et politique à mener, y compris lors des prochaines échéances électorales, parce qu’on voit bien que cette vision du monde n’est pas profondément consensuelle entre les différentes sensibilités politiques. Il ne faut pas se raconter d’histoires. Le retour de la violence dans le débat public tel qu’on le vit aujourd’hui, des réseaux sociaux jusqu’au sein de l’Hémicycle, est un vrai sujet de préoccupation.

I. L. — Quels sont vos héros politiques et militaires ?

S. L. — Une fois qu’on a dit de Gaulle… En fait, ce sont plutôt les gaullistes ! Je suis petit-fils de résistant normand, mon grand-oncle a été fusillé par les SS, je suis arrivé à la politique parce que mon grand-père m’emmenait au monument aux morts dès l’âge de huit ans. Mon rapport au gaullisme est plutôt familial et, d’ailleurs, je me sens de droite parce que gaulliste. Mais votre question portait sur les femmes et les hommes. Alors disons que j’ai une affection particulière pour Pierre Messmer, dont le rôle est trop méconnu car il était un homme très discret. Compagnon de la Libération, il a détourné un bateau pour rejoindre la France libre, participé à des combats invraisemblables… Ce qu’on lui doit comme ministre des Armées est absolument prodigieux. J’ai retrouvé beaucoup de documents sur sa manière, par exemple, de mettre en place coûte que coûte la dissuasion nucléaire, de défendre notre autonomie face aux Américains, sur la gestion du putsch à Alger, sur la fin de la guerre d’Algérie, sur la transformation du modèle de l’armée de terre, sur celle des arsenaux militaires, sur notre rapport à l’Otan et sur la réconciliation franco-allemande — un thème qui, pour les Compagnons de la Libération, n’était pas une petite affaire, mais qu’il regardait avec beaucoup de calme et de profondeur stratégique et historique. Il a passé neuf ans dans cette maison, avant d’être ministre des Outre-Mer — j’ai fait plus humblement le chemin inverse. Il enrichit la liste de ces personnages qui, pour moi, comptent énormément. On ne peut pas, non plus, ne pas citer Clemenceau. Ce qui m’intéresse particulièrement chez lui, c’est le rapport du politique au militaire. Car on ne tient pas un pays dans la guerre sans faire de la politique, c’est-à-dire sans expliquer à la nation ce qui se passe, quels sont les dangers, les enjeux. La guerre n’est pas seulement une affaire de militaires. D’ailleurs, si de Gaulle a tenu à ce que ce ministère s’appelle le ministère des Armées — terminologie reprise par Emmanuel Macron en 2017 —, c’est parce qu’il considérait que la défense nationale était l’affaire de tout le gouvernement. Clemenceau a incarné ce ministère jusqu’au bout des ongles. Et avec un certain Georges Mandel à ses côtés…

I. L. — Que reste-t-il du couple franco-allemand ?

S. L. — Beaucoup de choses. Sur ce dossier, nombreux sont ceux qui se lèchent les babines dès qu’il y a des difficultés. L’histoire nous apprend qu’il ne faut jamais complètement être euphorique quand ça va bien et jamais complètement désespéré quand ça va moins bien. Il peut toujours y avoir des tensions pour des raisons évidentes : les défis posés par l’Allemagne, sa division puis sa réunification, la dénazification d’après-guerre, le fait de devoir faire aujourd’hui des efforts alors que pendant des décennies on lui avait demandé précisément de pas faire d’efforts militaires… Nous devons, nous aussi, être plus humbles dans la manière de comprendre ces enjeux.

La nouvelle génération est sortie de la période Kohl-Mitterrand, elle n’a pas envie qu’on enferme la relation franco-allemande dans le seul récit mémoriel, elle préfère parler d’avenir. Mais si c’est difficile, c’est aussi parce que nous avons fait des choix compliqués, à commencer par la construction d’un avion de chasse en commun, avec une technologie aussi complexe que celle qui doit nous projeter dans les années 2040. Emmanuel Macron et Angela Merkel ont choisi des sujets de coopération parmi les moins consensuels : c’est là où réside l’ambition.

I. L. — Comment évaluez-vous la position américaine vis-à-vis de la guerre en Ukraine ? Font-ils du « en même temps » américain ? Ils s’engagent massivement mais retiennent certaines armes et regardent la Chine… Pensez-vous qu’ils tiendront longtemps aux côtés des Ukrainiens ?

S. L. — Oui. Ils sont fiables et endurants. Je trouve que certains observateurs sont durs avec les Américains à propos de l’Ukraine. Ce sont quand même eux qui font les dons les plus importants, qui assurent la coordination, y compris dans les formats hors Otan.

I. L. — Est-ce que vous craignez qu’un jour la France soit obligée de choisir entre un budget de la défense conséquent, qui lui permette d’affronter l’ensemble des menaces, et son modèle social ? Ou pourra-t-on encore faire tout en même temps ?

S. L. — L’opposition entre ces sujets n’est que conceptuelle. Sans maîtrise des comptes publics, pas de souveraineté. C’est bien pour cela aussi qu’il ne faut pas mentir aux Français sur l’âge légal de départ à la retraite ou la place du travail dans la société. Mais il n’y a pas de souveraineté non plus sans cohésion nationale. Nous avons un État-providence qui doit continuer à fonctionner, des enjeux d’éducation, de santé, de transition énergétique et écologique qui, comme toutes les transitions, méritent un accompagnement. Reste cette leçon des années passées : lorsqu’on fait des économies sur les questions de sécurité, comme ce fut le cas hélas dans le passé, ministère de l’Intérieur compris, on se mord très vite les doigts, ça coûte très cher et il faut très vite réparer ; ce qui coûte encore plus cher.

P. I. — Si demain Israël attaque l’Iran, sur le point de se doter de la bombe nucléaire, où sera la France ?

S. L. — L’Iran, comme chacun le sait, est un État potentiellement proliférant. Il pose des enjeux de sécurité. Il entretient des « proxies » divers et variés au Moyen-Orient, notamment le Hezbollah. Il détient des citoyens français dans ses prisons. À cela on peut ajouter le rapprochement avec Moscou que nous constatons sur le terrain militaire en Ukraine. Conséquence : Paris doit être très vigilant, car il s’agit de menaces graves et multiformes. C’est pourquoi on ne doit pas réagir seulement en fonction d’Israël, et de nos autres alliés, mais aussi en fonction des défis que l’Iran nous adresse à nous Français.

P. I. — Wagner a pris la place des Français au Mali. Craignez- vous un effet domino sur les autres pays, notamment la Côte d’Ivoire et le Sénégal ?

S. L. — Certains pays, en effet, se sont donnés à Wagner via leurs dirigeants. Ce sont souvent des autorités politiques locales non issues d’un processus démocratique, qui ont décidé de ne plus lutter contre le terrorisme et ont préféré faire appel à Wagner pour assurer ensuite leur propre sécurité. Ce que je constate, c’est que les groupes armés terroristes dans ces pays continuent quand même de prospérer. Mais au Niger, en Côte d’Ivoire ou au Sénégal, je vois au contraire des pays qui restent fiables dans cette lutte contre le terrorisme et aux côtés desquels nous nous engageons, selon différentes formes. La France sera toujours au rendez-vous si ces pays nous demandent de les aider. Et contrairement à ce que nos compétiteurs laissent entendre, parfois relayés ici ou là, il peut aussi y avoir un désir de France dans ces pays. À nous de réinventer notre présence, pas uniquement militaire d’ailleurs, pour tenir compte de leur réalité socio-économique et de la montée en puissance de leurs armées. Ce ne sont plus les mêmes pays qu’il y a 60 ans.