L’angoisse de l’administrateur indépendant au moment de la crise
posté le 23 avril 2020
(Commentaires d’un administrateur indépendant et confiné mais essayant de se rendre utile)
Ce détournement du titre du film de Wim Wenders (l’angoisse du gardien de but au moment du penalty) tente de décrire ce que peuvent ressentir en ce moment les administrateurs indépendants – et éventuellement présidents ou membres de comités spécialisés – d’une entreprise industrielle commerciale ou financière.
En temps normal ceux-ci doivent déjà résoudre le dilemme de la compétence et du conflit d’intérêts – c’est à dire être suffisamment proches d’une activité pour la comprendre tout en en étant suffisamment détachés – supporter l’inévitable asymétrie d’information face à une Direction Générale immergée à plein temps dans son entreprise, et se méfier d’eux-mêmes et de leurs éventuels biais de comportements qui peuvent s’avérer trop accommodants ou à l’inverse trop systématiquement critiques. Par ailleurs, le rythme trimestriel et le caractère formel des réunions des conseils et comités s’accommodent mal de l’accélération de la vie des affaires et du nombre croissant des paramètres à intégrer, la dimension sociale et environnementale venant s’ajouter aux objectifs économiques et financiers.
La crise sanitaire actuelle exacerbe ces difficultés : la soudaineté et la violence de l’évolution économique cumulant un choc d’offre et un choc de demande totalement inédits – sans même parler du politique et du social qui revêtent pourtant une grande importance – l’absence de précédents valides et donc de remèdes avérés (en matière économique comme en matière de santé), le caractère totalement incertain de l’avenir, tout ceci contraint les entreprises au « pilotage à vue », générant une accélération du rythme des décisions à prendre, un accroissement des paramètres endogènes et exogènes à intégrer – le plus souvent dans un contexte d’information imparfaite – et in fine une forte augmentation du risque de faillite de l’entreprise.
Dans ce contexte, des choix difficiles peuvent s’avérer nécessaires : comment par exemple préserver la santé de l’entreprise sans mettre en péril la santé de ses salariés ? Comment assurer pour une société cotée le bon niveau d’information d’un marché lui-même largement déboussolé ? Ou encore, comment assurer la survie à court terme de l’entreprise sans perdre de vue sa stratégie ou à l’inverse en sachant la faire évoluer ?
Face à cette situation exceptionnelle et aux difficultés qu’elle crée, un administrateur peut se sentir désarmé et en même temps exposé à un risque accru en matière de responsabilité civile, pénale, ou même seulement morale. Ce sentiment est amplifié par la nécessité de se réunir en « virtuel » et donc de perdre en « largeur de bande passante » technique, intellectuelle et même émotionnelle, les moyens de communication audio et vidéo ne pouvant en effet remplacer qu’imparfaitement une réunion présentielle.
Pour autant, un administrateur indépendant peut et doit avoir un rôle utile en de pareilles circonstances. En effet sa position particulière, à la fois extérieure et proche, par rapport à l’entreprise et qui lui permet de ne pas avoir (selon l’expression du langage courant) « le nez dans le guidon » peut se révéler un atout important vis à vis d’une Direction Générale et d’un management légitimement mobilisés par la gestion des urgences et qui peuvent donc tirer bénéfice d’une vision différente.
Mais comme toute crise, la situation actuelle est un révélateur éventuellement cruel de nos forces et de nos faiblesses : l’utilité d’un administrateur indépendant dans la période actuelle sera fonction des qualités techniques intellectuelles et humaines dont il aura fait preuve ou qu’il révélera à cette occasion, et des rapports de confiance qu’il aura su ou saura nouer avec ses pairs du conseil d’administration et avec le management de l’entreprise.
C’est pourquoi la définition « en creux » de l’administrateur indépendant qu’est « l’absence de relations avec la société » ne doit pas faire oublier que (pour citer le code Afep-MEDEF) tous les administrateurs, indépendants ou non, doivent être « intègres, compétents, actifs, présents et impliqués » et ces qualités, alliées à une bonne dose d’esprit d’équipe – l’indépendance n’excluant pas, bien au contraire, l’interdépendance – peuvent et doivent faire de l’administrateur indépendant un partenaire et un conseiller utile et engagé dans la lutte pour la survie de l’entreprise, le maintien de sa culture et de ses valeurs – qui sont une condition essentielle de sa résilience – et son retour à la croissance.
Encore faut-il déployer cette coopération « management/administrateur » sur le terrain et il faut probablement pour cela – une situation exceptionnelle appelant des moyens exceptionnels – savoir être créatifs et compléter les figures imposées et indispensables de la gouvernance que sont les conseils et comités spécialisés, par des contacts plus fréquents et moins formels permettant d’échanger en temps quasi réel et en confiance sur l’évolution de la situation et les décisions prises ou à prendre.
Les temps difficiles que nous vivons constituent pour tous – et les administrateurs indépendants n’y font pas exception – un défi de grande ampleur mais ils nous donnent aussi l’occasion de nous demander honnêtement si nous sommes (à peu près) à la hauteur de la situation et de nos responsabilités, et plus encore de nous efforcer de l’être.