LE « MIRACLE ISRAÉLIEN » EST-IL DURABLE ?

Nov 15, 2023

Anne Baer*

* Fondatrice d’iKare Innovation. Experte en développement durable, en diplomatie économique et en partenariats technologiques. Membre du Conseil d’administration et Présidente du Comité Israël des conseillers du commerce extérieur de la France.

 « La terre d’Israël ne sera bâtie que des mains d’un peuple zélé, puissant matériellement et spirituellement, confluant de l’étranger, mû par le besoin historique vital de se créer une patrie, équipé d’outils scientifiques et de techniques modernes, et prêt à tout pour transformer le néant et les ruines en une source florissante, dense, productive, riche de culture et densément peuplée. »

(David Ben Gourion, À la croisée des chemins, 1915)

Israël est passé en soixante-quinze ans du statut de proto-État sous- développé à celui de superpuissance régionale. Avec 560 milliards de dollars, son PIB annuel est désormais supérieur à la somme des PIB de tous les pays qui l’entourent — l’Égypte, la Syrie, la Jordanie et le Liban —, et cela alors qu’Israël ne représente que 6 % de la population de la sous-région.

Depuis 1948, son poids démographique a été multiplié par dix pour atteindre près de 10 millions d’habitants. Jauge de la qualité de vie, la longévité y a bondi de 65 à 81 ans pour les hommes — deux ans de plus qu’en France — et de 67 à 85 ans pour les femmes, soit cinq ans de plus qu’aux États-Unis.

Historiquement collectiviste et égalitariste, marquée par la sobriété et le socialisme des années pionnières, l’économie d’Israël ne comptait il y a quarante ans que trois millions de consommateurs, et son PIB par habitant était sept fois inférieur à celui d’aujourd’hui. Avec 52 000 dollars par habitant et par an, Israël se situe depuis peu devant la France. Mais si l’on intègre le coût de la vie et la parité du pouvoir d’achat, le pays repasse derrière, à la 29e place dans les indices de référence (1).

En 2023, les oranges de Jaffa ont cédé la place aux micro- processeurs, logiciels et autres systèmes de précision. D’une économie tournée vers l’auto-suffisance, il ne reste que le souvenir. L’agriculture ne pèse plus que 1 % de la production et 2,6 % à l’export, le reste étant tiré par l’électronique et la high-tech qui, en 2022, ont représenté 54 % des exportations. Le ratio de salariés dans les secteurs de haute technologie sur l’ensemble des actifs dépasse 10 % pour la première fois en 2021. En apparence, la prophétie de Ben Gourion s’est réalisée. Pourtant, à l’heure du 75e anniversaire, les Israéliens mesurent toute la fragilité de cette construction miraculeuse.

Les grandes étapes de l’avènement de la start-up nation

L’histoire moderne d’Israël est celle d’un état d’urgence permanent, jalonné de guerres, d’affrontements et d’attentats : 1948, 1956, 1967, 1973, 1982, opérations spéciales quasi annuelles, Israël n’a jamais connu de temps de paix. Si le pays ne consacre plus aujourd’hui que 5 % des dépenses publiques à l’armée, cela n’a pas toujours été le cas, sa part ayant déjà culminé à 30 % du budget. Les jeunes Israéliennes et Israéliens (2) sont encore appelés respectivement 24 et 32 mois sous les drapeaux, sans compter, pour une minorité d’entre eux, les semaines de réserve militaire jusqu’à l’âge de 40 ans dans certaines fonctions, voire 60 ans pour les pilotes de chasse volontaires.

Israël a su faire de cette nécessité un atout. Grâce au transfert de technologie du militaire vers le civil, l’armée est le catalyseur de l’économie et de la recherche. Face à la supériorité numérique des armées arabes, Tsahal ne peut compter que sur la sophistication de ses armements et la formation de ses soldats. L’unité technologique 8200 de renseignement de l’armée est souvent citée comme la « cellule souche » à l’origine de la start-up nation. On ignore que sa création remonte à 1952, soit quatre ans après la naissance de l’État. Composant le plus gros corps de l’armée, l’unité 8200 et les autres unités satellitaires moins célèbres constituent le principal vivier des entrepreneurs high-tech.

À sa création, Israël, comptait plus de chameaux que d’habitants. Depuis, les chameaux se sont fait supplanter par les puces.

Vers la fin des années 1970, le gouvernement israélien subventionne Intel pour l’ouverture de son premier centre de haute technologie à Haïfa, puis de sa première usine de microprocesseurs. Le géant américain sera imité par 450 autres multinationales qui viendront au fil des années ouvrir en Israël leurs centres de recherche et développement. L’implantation du « géant de la puce » a suscité les vocations de nombreuses start-ups et fournisseurs indépendants alentour.

En 1984, Israël sort d’une longue période inflationniste et entre dans l’ère du développement économique accéléré. Durant les « Trente glorieuses » qui débutent alors, le pays passera d’une économie traditionnelle à une économie post-moderne.

En 1995, Israël est l’un des premiers pays à lancer son programme de soutien massif à la filière high-tech, au travers de subventions et d’avances remboursables, dépassant parfois 50 % du projet. Les conditions sont réunies pour la création d’une activité intense de capital-risque privée. Ces programmes inciteront bientôt de nombreux fonds américains et européens à venir faire de Tel- Aviv la ville qui compte le plus d’investisseurs et de start-ups par habitant au monde.

C’est en 2021 que les exportations high-tech dépassent pour la première fois le seuil des 50 %, consacrant Israël en tant que leader de l’économie immatérielle et des services (3).

De nombreux écosystèmes ont tenté de copier la recette miracle de la start-up nation, rencontrant un succès tout relatif. Il faut dire que la formule relève souvent de l’accident. L’« innovation paradoxale » israélienne (4) résulte d’un état de guerre perpétuel, de l’absence de ressources naturelles et de l’absorption massive d’immigrants qui ont agi comme un cocktail d’amphétamines pour booster la créativité et la résilience d’un peuple trimillénaire. Et nul ne sait si ce génome si subtil résistera au temps et aux overdoses éventuelles.

Une démographie unique au monde

Occupé à gérer l’urgence et le quotidien, le jeune État d’Israël est passé à côté des deux grandes transitions qui ont marqué le monde des soixante-quinze dernières années : la transition démographique des années 1950 et 1960 et la transition énergétique entamée dans les années 1990.

Alors que l’ensemble de la planète s’efforçait de contrôler les naissances pour lutter contre la surpopulation, l’État d’Israël cherchait quant à lui les moyens de booster sa croissance démographique, tant interne qu’externe. Il s’agissait de compenser le déficit traumatisant de la Shoah et de remplacer les générations perdues. Par contraste, la fécondité des Arabes était — et de manière erronée le reste encore— brandie comme une menace (5). Pour survivre, la majorité doit rester juive. Le pays a besoin de soldats. Dès l’origine du sionisme, les femmes sont encouragées à travailler aux champs tout en enfantant pour soutenir l’effort de guerre.

Prônant l’Alya (la montée vers Sion) bien avant sa création en 1948, le nouvel État s’efforce par tous les moyens d’attirer les Juifs de diaspora qui confluent par grandes vagues du nord de l’Afrique, de l’Europe et même des confins de l’Inde et de l’Amérique latine. Partant à la recherche de tribus perdues, installant des couloirs sanitaires pour sauver les juifs éthiopiens de la guerre civile et de la famine, exfiltrant les refuzniks des griffes soviétiques, alors même qu’un grand nombre d’immigrants ne sont pas reconnus comme juifs par l’establishment rabbinique, Israël consolide sa démographie atypique.

La croissance naturelle d’Israël en 2023, avec trois enfants par femme —sept dans les milieux ultrareligieux juifs et musulmans demeure remarquablement forte. Le pays détient le record de fécondité de l’OCDE, organisation qu’il n’a intégrée qu’en 2010 à la suite d’un long processus, et bien après des pays pourtant moins développés, comme le Mexique par exemple, dès 1994 (6). L’accès à ce club est une reconnaissance qui engage, implique des régulations et des contrôles accrus, oblige le pays à des réformes, comme celles des retraites, du système fiscal ou des marchés de capitaux. Cette adhésion débouche également sur de nouvelles opportunités et rend Israël éligible à des fonds d’investissements institutionnels qui vont alimenter sa croissance.

En termes démographiques, Israël est un pays qui ne ressemble à aucun autre. En effet, il se caractérise par une combinaison inhabituelle de taux de fécondité et de longévité (7) élevés, de taux de mortalité faible et de migration positive. Tous ces facteurs entraînent une augmentation rapide de la population.

Les estimations prévoient que celle-ci atteindra environ 12,8 millions en 2040 (contre 9,6 millions aujourd’hui) (8). La plus forte augmentation touchera la population juive ultra-orthodoxe, dont la part est appelée à doubler dans les trente prochaines années pour dépasser 26 % (9). En 2055, la population arabe, musulmane en majorité, restera stable à 20 %, et les juifs non orthodoxes compteront à grand-peine pour un peu plus de la moitié de la population dans le cadre des frontières actuelles internationalement reconnues (10).

La politique d’immigration est devenue beaucoup plus sélective, les administrations se montrant plus regardantes sur les critères. Il paraît loin le temps des pionniers où il fallait des bras pour assainir les marécages, planter les forêts et faire fleurir le désert, où l’on accostait au port ancestral de Jaffa, atterrissait au milieu des effluves de fleurs d’oranger. Ce pays refuge des Juifs opprimés et menacés du monde entier est aujourd’hui l’un des plus urbanisés au monde.

Bien que l’échelon politique n’en ait pas encore officiellement pris acte, Israël donne tous les signes de saturation : densité de population (400 habitants par km2 contre 119 en France) (11), raréfaction des terres disponibles pour l’agriculture et les infrastructures, inadéquation des transports en commun dans ce territoire pas plus grand que l’Île-de-France, couvert aux deux tiers de désert et morcelé par de nombreuses zones militaires inconstructibles. Rapporté au revenu disponible, et donc au nombre de salaires nécessaires pour acquérir un logement, le marché immobilier israélien est le plus cher de l’OCDE avec celui de la Corée du Sud (12).

Israël fait penser à un adolescent qui aurait grandi trop vite. Les infrastructures y sont mal planifiées, le visage du pays est maculé de grues et de chantiers, les villes insuffisamment connectées aux transports en commun. Bien qu’ayant fourni au monde toutes les applications d’optimisation du trafic (13), la start-up nation n’en reste pas moins championne des embouteillages dans les classements OCDE. Les touristes perplexes contemplent ébahis les immeubles décatis à 25 000 dollars le mètre carré qui hébergent les salariés de la high-tech.

Un pays devenu fortement dépendant de la tech

D’après les derniers chiffres de l’Autorité de l’innovation, les travailleurs de la tech représentent 11 % de la population active en mai 2023, dont 60% travaillant pour les multinationales. Ils contribuent à hauteur de 15 % au PIB, 33 % à la croissance et 54 % à l’export. Quant aux recettes fiscales, les salariés et actionnaires de la tech apportent à l’État le tiers des impôts sur le revenu !

Et lorsque la tech mondiale éternue, c’est tout le pays qui s’enrhume. Depuis trois ans, la pénurie de microprocesseurs, la course aux métaux rares qui impacte de nombreuses filières technologiques, ainsi que la flambée des salaires pour les compétences les plus demandées ont commencé à provoquer un ralentissement de l’activité et des licenciements. D’après les économistes, 10 % d’employés high-tech en moins coûteraient à l’économie israélienne un point et demi de croissance. Or les plus pessimistes prévoient jusqu’à 25 % de licenciements.

Inquiétude supplémentaire, les premiers mois de l’année 2023 se sont caractérisés par un décrochage. Alors que l’indice Nasdaq américain regonfle ses voiles, les indicateurs demeurent dans le rouge à Tel-Aviv. Les investissements directs étrangers sont refroidis par l’incertitude politico-juridique que le nouveau gouvernement fait planer. Une simulation conduite en mars 2023 par l’Autorité de l’innovation et le département du budget du ministère des Finances prédit un recul du PIB de 1,6 à 4,6 % par rapport aux prévisions antérieures à la crise institutionnelle. La croissance de 2023 pourrait retomber à 2,5 % (à comparer aux 8 % de 2021 et aux 6,5 % de 2022.)

À Tel-Aviv comme à San Francisco, partout où elle passe, la tornade high-tech fait flamber les prix de l’immobilier et crée une économie à deux vitesses. La société israélienne ne fait pas exception, et la forte croissance est demeurée insuffisamment inclusive, alimentant les frustrations. Bien que très éduquée, la population souffre d’un manque de perspectives en dehors du seul secteur qui non seulement tire le reste de l’économie mais verse aussi les meilleurs salaires. Fin 2022, les salaires minimum dans la tech représentent deux fois les salaires moyens et sont quatre fois supérieurs au salaire minimum : respectivement 27 860 NIS (7 600 dollars), 12 120 NIS (3 300 dollars) et 5 400 NIS (1 470 dollars).

Les « exits de start-ups » se succédant, Israël concentre aujourd’hui 72 milliardaires recensés par le magazine Forbes, soit davantage que tous ses voisins réunis. À l’opposé, les catégories populaires subissent des pressions écrasantes. Coût de la vie, charges fiscales, contraintes liées au service militaire de trois ans en moyenne : beaucoup d’Israéliens pourraient être tentés d’aller chercher une vie plus facile ailleurs. De fait, plus d’un Israélien sur dix disposerait d’un autre passeport, souvent européen ou américain (14).

Israël vit encore à l’écart de la transition énergétique.

Puissance militaire et économique arbitre des équilibres régionaux, Israël se vit pourtant comme un petit pays dès lors qu’il s’agit d’environnement. Prétendant n’être responsable que d’une part très marginale du bilan carbone mondial, il n’a pour l’instant pas adopté de loi climat et se trouve en retard de plus de vingt ans par rapport à ses homologues dans le monde post-industriel.

Israël minimise ses impacts, et ne semble pas tenir compte du couplage explosif de l’hyperconsommation et de l’hypercroissance démographique. Or, à environ 9 tonnes équivalent carbone par habitant et par an, Israël se place en 2021 en 10e position des pays de l’OCDE (15). Du coup, en volume absolu d’émissions de gaz à effet de serre, Israël est comparable à un pays de taille moyenne et nullement négligeable.

Souffrant d’une absence de volonté politique, la part des énergies propres et renouvelables dans ce pays baigné de soleil atteint avec peine 10%. Selon le ministère de l’Énergie, fin 2019, les deux tiers de l’électricité provenaient du gaz naturel et 24 % du pétrole et du charbon (16).

Israël détient deux records qui laissent perplexes : avec plus d’un végétarien sur huit et un « vegan » sur vingt, les Israéliens pourraient passer pour les champions de la vertu alimentaire. Pour autant, ils sont aussi les leaders mondiaux du plastique jetable avec 7,5 kg par habitant, soit près de cinq fois la moyenne des Européens (17).

À l’instar des autres pays du Moyen-Orient, les températures moyennes ont déjà augmenté en Israël deux fois plus qu’ailleurs, soit de 2,4°C depuis l’ère préindustrielle. On parle d’une augmentation totale de 4,4°C et d’étés à plus de 40 degrés à l’ombre pour 2100.

Le nombre moyen de jours à haut risque d’incendie par an a été multiplié par 2,5 depuis 1980 (18). Pays aride, aux deux tiers désertique, Israël a connu ces trois dernières décennies une baisse de 3,4 % de ses précipitations, et observe de courts hivers ponctués de pluies torrentielles et d’inondations.

Avec le réchauffement climatique, le Conseil national de sécurité et le ministère de la Défense prévoient une élévation du niveau de la mer de 1,2 mètre d’ici à 2050. Faut-il rappeler que le territoire d’Israël est bordé par la Méditerranée sur toute sa longueur ? Que ses usines de dessalement d’eau de mer fournissent 70 % de l’eau potable et qu’elles sont menacées par des tempêtes extrêmes et des vagues d’une ampleur sans précédent ?

Pour le PDG de Kanat, le fonds de réassurance des agriculteurs, l’agriculture israélienne doit se préparer à une profonde mutation.

« Cela se reflétera dans les types, les zones et les méthodes de culture. Le changement climatique entraînera également la prolifération des rongeurs et des maladies, qui se propageront dans des zones nouvelles. »

La disponibilité d’aliments aussi courants que les pois chiches, le sésame, le soja, le maïs, les raisins, les tomates, les oranges, les bananes et les pastèques sera menacée (19). Israël comprend bien qu’il doit apprendre à compter davantage sur ses voisins, les aider à prévenir et à gérer leurs propres crises alimentaires, sanitaires et climatiques, de manière à contenir les migrations et bénéficier de leur appui en cas de besoin.

Les récents accords d’Abraham offrent depuis 2020 un cadre nouveau de coopération et de complémentarités, et ce n’est pas un hasard si ces secteurs ont fait l’objet de traités spécifiques. D’ores et déjà, on assiste à un redéploiement des compétences hydriques israéliennes au Maroc, à la signature de contrats innovants, qui permettent par exemple à la Jordanie et à Israël d’échanger de l’électricité solaire produite dans les plaines désertiques du royaume contre de l’eau dessalée à moindre coût dans les usines ultraperformantes du champion mondial du dessalement qu’est devenu Israël.

Quelques années avant sa mort, Shimon Peres avouait que son seul regret était de n’avoir pas rêvé plus grand. À Glasgow en 2021, pour la Conférence des Nations unies sur le changement climatique, le premier ministre Bennett a étonné en prenant l’engagement — très entendu — de mobiliser l’ingéniosité israélienne pour sauver la planète. Le peuple juif venait de se trouver une mission pour le monde.

La Clean Tech locale a déjà offert au monde une nouvelle économie de l’eau avec l’irrigation de précision, le dessalement et la réutilisation de la même goutte jusqu’à dix fois. Pourquoi ne verrait-on pas le miracle se répéter pour d’autres enjeux climatiques ? Depuis la déclaration de Bennett, des centaines de start-ups s’y attellent.

Facteurs de vulnérabilité et résilience : combien de temps le modèle peut-il tenir ?

Combien de temps encore les Israéliens pourront-ils vivre sur la recette qui a fait leur succès ? En dépit des problèmes sécuritaires, Israël a progressé de la 13e à la 4e place dans le classement des pays les plus heureux au monde entre 2018 et 2022 (20). Cela s’explique par sa dynamique d’intégration régionale, par sa résilience face à la crise du Covid qui a moins frappé son moral et ses comptes publics qu’ailleurs, par le fait qu’Israël a développé son autonomie énergétique devenant exportateur de gaz à l’heure où d’autres pays doivent faire face à la récession et à l’insécurité. La croissance israélienne avait moins faibli, et elle a mieux rebondi. Mais que nous réserve l’avenir ? 2022 fut la première année d’excédent budgétaire en trente-six ans. 2023 renoue déjà avec les déficits, une croissance nettement moins importante, le déclin des recettes fiscales et l’inflation dramatique des budgets dits de coalition (21).

Comment le changement climatique affectera-t-il ses rivages et ses voisins ? Israël se trouve à l’intersection de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie, bordé au sud-ouest par la minuscule bande de Gaza — dont la population pourrait atteindre plus de 4 millions d’habitants d’ici à 2050, chaudron toujours prêt à imploser et dont les aquifères risquent d’être pollués par la montée des eaux salées et au sud par l’immense Égypte dont les greniers sont près de se vider et dont les plaines fertiles se trouvent menacées par les barrages amont sur le Nil bleu. L’interdépendance des pays de la région représente certes une immense opportunité pour développer et exporter l’excellence israélienne, sa foodtech, son irrigation, son expertise de la gestion de crise et de la survie en milieux arides. Se trouvera-t-il comme aux temps bibliques un Joseph pour conseiller Pharaon ? Comment Israël, « villa dans la jungle » pour reprendre l’expression peu diplomatique de l’ancien premier ministre Ehud Barak, fera-t-il face aux flux de réfugiés climatiques remontant d’Afrique ?

On observe déjà les limites d’un modèle de développement par trop axé sur la tech et l’importation de devises. En 2022, la valeur des investissements a chuté de 43 % par rapport à 2021, soit un peu plus que la moyenne mondiale. 2021 avait été une année record, une période exceptionnelle au cours de laquelle les entreprises israéliennes avaient levé un total de 27 milliards de dollars de capitaux privés, faisant grimper les valorisations des transactions. Mais, depuis, le nombre de levées de fonds a chuté drastiquement.

Dans la locomotive qui continue de tirer la croissance d’Israël, les besoins actuels en investissements dans les infrastructures de transport se chiffrent à 40 milliards de dollars. Parallèlement, la découverte de gisements de gaz off-shore a fait entrer Israël dans le club des pays exportateurs d’énergies fossiles et lui permet de jouer un rôle nouveau pour lui à l’est du Bassin méditerranéen. Surmontant l’absence de relations diplomatiques entre les deux pays, l’accord historique d’octobre 2022 sur les eaux territoriales entre Israël et le Liban a permis de débloquer la prospection, l’exploitation et la répartition des rentes, le tout sous la supervision d’un tiers de confiance français — TotalEnergies.

Jusqu’à l’avènement du gouvernement actuel en décembre dernier, l’économie israélienne paraissait inoxydable. Ni les combats continuels avec le Hamas à Gaza, ni les poussées de violence de 2012, 2014 et 2021, ni l’affrontement avec l’Iran en voie de nucléarisation, ni les attentats — qui s’étaient raréfiés cette dernière décennie — n’avaient réussi à dissuader les investisseurs et à éroder l’esprit d’entreprise, le shekel se valorisant de plus de 50 % en vingt ans par rapport au dollar et à l’euro. Mais, dorénavant, le shekel recule et un retournement de tendance menace le « miracle israélien ».

Du miracle à la crise existentielle

Le retour de Benyamin Netanyahou suite aux élections du 1er novembre 2022 a surpris ceux qui pensaient que les électeurs ne voteraient pas pour un homme dont le procès pour corruption est diffusé sur toutes les chaînes. Affaibli, cet animal politique aguerri, soutenu par les classes populaires et la droite traditionnelle, s’est allié à des extrémistes, racistes, anti-libertaires pour constituer sa coalition. Dès les premières semaines, ses députés se précipitent pour voter leur toute première mesure : magnifique victoire contre l’environnement, les taxes votées par le gouvernement précédent sur la vaisselle jetable sont annulées, à la grande satisfaction de la clientèle ultra-religieuse et des familles ultra-nombreuses. Consternant, mais cela ne menace encore ni le vivre-ensemble ni l’existence même du pays. Ce n’est pas le cas du « coup d’État judiciaire » ourdi par le ministre de la justice Yariv Levin. Ce Blitzkrieg en règle qui vient régler son compte à la séparation des pouvoirs, dans un contexte où plusieurs des membres du gouvernement ont encore maille à partir avec la justice, a eu raison de la placidité des Israéliens. Familles, sionistes de la première heure, scientifiques, généraux à la retraite et entrepreneurs high-tech sont sortis pour la première fois de leur réserve collective et ont organisé la fronde dans la rue et par tous les moyens légaux à leur disposition.

Or les économies immatérielles sont bien plus vulnérables que les économies industrialisées à la fuite des capitaux et des cerveaux. Alors qu’on ne transfère pas facilement des usines, les comptes bancaires se délocalisent en un instant. C’est ce que font immédiatement plusieurs fleurons de la high-tech, suivis par les fonds de capital-risque, indiquant avoir gelé plusieurs milliards d’investissements directs attendus de l’extérieur, le temps d’y voir plus clair. Alors que, jusqu’en 2022, 80 % des start-ups s’immatriculaient en Israël, en 2023, le rapport s’est inversé, et la plupart des start-ups s’enregistrent aux États-Unis, signant ainsi l’exil des futurs portefeuilles de brevets et des recettes fiscales. 

Les accords d’Abraham et la normalisation avec plusieurs pays arabes sont porteurs de nouveaux débouchés pour Israël, devenu la locomotive du Moyen-Orient. Mais combien de temps les accords résisteront-ils aux violences, résurgences d’attentats et opérations de l’armée ? Les opinions publiques arabes n’avaient pas été consultées par les négociateurs. Pèseront-elles davantage ? Souvenons-nous du Maroc qui avait inauguré ses relations diplomatiques en 1994 et avait dû les rompre six ans plus tard face aux images des Palestiniens de la seconde Intifada.

Combien de temps l’Occident continuera-t-il de soutenir la « seule démocratie du Moyen-Orient » ? On connaît la dépendance d’Israël vis-à-vis de l’aide militaire et financière américaine. On parle moins de sa dépendance à l’égard de l’Europe.

La start-up nation s’appuie sur l’Union européenne pour financer sa R&D. Premières partenaires des programmes cadres de recherche et développement de la Communauté, les entreprises israéliennes sont les championnes des financements et des aides publiques européennes depuis la signature du traité de coopération de 1975. Plus récemment, la Banque européenne d’investissement a signé un accord avec la première banque du pays, Leumi, pour distribuer ensemble, à part égale, 1 milliard d’euros de crédits aux entreprises de taille moyenne selon des critères environnementaux. C’est un Green Deal à l’échelle du pays.

Or, lorsque le gouvernement polonais, membre des Vingt- Sept, a commencé à s’attaquer à l’indépendance du pouvoir judiciaire en 2015, l’UE lui a infligé 1 million d’euros de sanctions par jour à compter de novembre 2021 et a gelé le versement de 35 milliards d’euros d’aides à la relance.

Comment le Parlement européen agira-t-il face à Israël qui n’est que « membre associé » ?

Comment l’UE répondra-t-elle aux coups de boutoir du gouvernement Netanyahou contre l’État de droit ? Que restera-t-il des 5,5 % du PIB consacrés à la R&D, carburant de l’innovation israélienne soutenue par l’Europe qui permet à Israël de revendiquer la place de numéro un mondial ? Combien de temps les chercheurs israéliens mettront-ils à s’exiler, emportant avec eux leurs titres de propriété intellectuelle ?

La finance a besoin de lisibilité et de stabilité. Après douze ans sans guerre majeure, l’arrivée au pouvoir d’une coalition comprenant des ministres d’extrême droite et les menaces pesant sur la démocratie israélienne inquiètent tous les milieux économiques, domestiques et étrangers.

Dans leur projet de Rapport soumis comme chaque année mi-février à l’administration israélienne, les experts de l’OCDE rappellent à raison que « l’indépendance du pouvoir judiciaire et l’existence de contre-pouvoirs sont essentiels pour garantir un système public honnête, la confiance dans le gouvernement et les institutions, et pour que les entreprises puissent attirer les investissements et promouvoir une économie forte ».

Le développement durable d’Israël sera inclusif ou ne sera pas

Pour survivre, Israël a besoin d’une économie forte, mais surtout d’un socle de valeurs communes, de gouvernabilité et d’une armée invincible. L’état-major doit resserrer ses rangs et rester prêt à l’éventualité d’une guerre ouverte contre l’Iran, sans parler d’une nouvelle Intifada.

La défiance d’une partie du peuple envers ses institutions n’a jamais été aussi grande. Elle se double du sentiment qu’une certaine jeunesse se sacrifie pour une autre (Moshe Gafni, député ultra- orthodoxe depuis trente et un ans, le résume si bien : « La moitié du peuple ira combattre pendant que l’autre étudiera la Torah »). On glisse progressivement d’une armée de conscription et de réservistes qui recrutait jadis 85 % des jeunes à une armée professionnalisante qui n’en appelle plus que la moitié. Accessoirement, certains disent que cela risque d’assécher à la source la start-up nation, sachant que les talents technologiques sont repérés par l’armée et incubés parfois même avant l’âge de 18 ans !

Avec aujourd’hui seulement 50 % de la population active contribuant au revenu et aux taxes du pays et 50 % des jeunes garçons et filles qui s’enrôlent dans l’armée, le poids supporté par les laïcs et religieux modérés pour soutenir les segments de la population qui s’excluent du marché du travail et refusent de prendre leur part du fardeau national n’a jamais été aussi écrasant. Croissance économique aidant, ce poids était toléré au nom du destin collectif et des idéaux à l’origine du mouvement sioniste — toléré tant que l’on ne s’attaque pas aux libertés fondamentales pour lesquelles le pays a été créé.

Israël nous a raconté jusqu’ici la plus extraordinaire histoire de création d’État de l’ère moderne, de résurrection d’un peuple trimillénaire sur sa terre. Jeune, dynamique, sans cesse renouvelé, ce pays ne peut pourtant survivre envers et contre toutes les règles sociologiques et écologiques. Nous vivons une période charnière. Pour perpétuer son histoire dans le futur et au sein des nations, le peuple d’Israël n’a d’autre choix que de renouveler la conversation sur ses origines. La crise actuelle lui en donnera peut-être l’occasion.

(1) Données PIB et PPA internationaux courants FMI et Banque mondiale, 2021.

(2) La plupart des jeunes ultra-orthodoxes et arabes en sont dispensés.

(3) Les diamants taillés représentent, quant à eux, un quart du reste des exportations.

(4) Pour l’auteur, ce concept se rapporte à une innovation qui se nourrit des paradoxes de la société dans laquelle elle prend naissance.

(5) Contrairement aux idées reçues, depuis 2022, le taux de reproduction de la population juive d’Israël a dépassé celui des Arabes israéliens et de tous les pays arabes, à l’exception de l’Égypte, du Yémen et de l’Irak, qui restent plus prolifiques.

(6) Israël a longtemps été ambivalent dans son désir d’intégrer le club des puissances économiques. Alors qu’il est déjà si difficile de subir les critiques politiques de l’ONU, pourquoi s’infliger les recommandations annuelles tant économiques, qu’administratives et environnementales d’une organisation multilatérale de plus ? Qui, par surcroît, vous compare chaque année aux autres membres, vous décernant souvent le bonnet d’âne…

En effet, Israël détient le triste record du pays le plus condamné par l’Assemblée générale des Nations unies : 10 condamnations pour la Syrie, 8 pour la Corée du Nord, 7 pour l’Iran et 140 pour Israël, soit plus que tous les pays du monde réunis. Par réaction, Israël ne compte que sur lui-même, et ne suit pas de près les recommandations de la communauté internationale, y compris dans le domaine du climat.

(7) Israël caracole au 12e rang mondial, juste devant la France. Estimations de la Division de la population de l’ONU.

(8) Anat Sella-Koren, Population Projections for Israel, 2017-2040, Taub Research Center, Jérusalem, avril 2020, https://www.taubcenter.org.il/en/pr/population- projections-for-israel-2017-2040/

(9) Judah Ari Gorss, « Haredim are fastest-growing population, will be 16% of Israelis by decade’s end », Times of Israel, 2 janvier 2023, https://www.timesofisrael. com/haredim-are-fastest-growing-population-will-be-16-of-israelis-by-decades-end/

(10) The Long-Term Central Bureau of Statistics Forecast, 2018.

(11) Worldometers.

(12) « Compare the Market : Global cost of property, 2022 », données OCDE.

(13) Waze, Moovit, Via, Gett, GoTo, Waycare, le nombre de start-ups israéliennes de mobilité ayant conquis la planète n’a pas d’équivalent.

(14) Aucune donnée officielle disponible.

(15) « The State Controller and Ombudsman of Israel, Special Audit Report », National Climate Action by the Government of Israel, p. 26, octobre 2021.

(16) Ministry of Energy, « The Structure of the Energy Sector in Israel », p. 2, mars 2021.

(17) Selon un communiqué du ministère de l’Environnement du 19 juillet 2021.

(18)Yiftach Ziv, « Indices de danger d’incendie en Israël, 1951-2020 », Service météorologique, décembre 2022.

(19) Lee Yaron, « Extreme Heat Waves, Floods and Weakened Security : Israel’s Grim Climate Forecast for 2050 », Haaretz, 16 février 2023.

(20) Selon le dernier rapport annuel sur le bonheur publié par le Réseau des solutions pour le développement durable des Nations unies.

(21) Les budgets dits de coalition, consentis par Benyamin Netanyahou à ses partenaires ultra-orthodoxes et d’extrême droite pour former son dernier gouvernement en décembre 2022, sont supérieurs de 500 % aux enveloppes engagées par ses prédécesseurs Bennett et Lapid.