Qui est vraiment Kamala Harris ? Après une interview sur CNN sans grandes aspérités et un débat où elle a habilement manœuvré Donald Trump, on n’en sait pas beaucoup plus sur ses contradictions et sur ce qui distinguera sa politique de celle du président auquel elle doit son ascension. La « peut-être » future présidente des États-Unis a un grand talent pour tisser un narratif qui s’adapte à l’air du temps.
Lorsqu’elle a, pour la première fois, attiré l’attention du pays, c’était en 2020 lors d’un débat entre les candidats démocrates à l’élection présidentielle. Kamala harris avait alors désarçonné Joe Biden en le traitant pratiquement de raciste pour s’être opposé au « busing », une pratique qui consistait à permuter les enfants des quartiers noirs vers les écoles des quartiers blancs et vice versa. Elle s’est présentée comme une « petite fille du busing » et, preuve que l’attaque n’était pas spontanée, au même moment sortaient des presses des tee-shirts ornés d’une charmante photo de Kamala dans ses tendres années. Un observateur superficiel pouvait en déduire qu’elle était issue de la misère des ghettos noirs. En fait, ses deux parents ont fait de brillantes carrières dans des universités comme McGill au Canada ou Stanford aux États-Unis. Originaires, l’une de l’Inde, l’autre de la Jamaïque, ils avaient des familles assez aisées pour les envoyer étudier aux États-Unis.
Kamala Harris, de son propre aveu, a été surtout influencée par son grand-père indien, un brahmane — c’est-à-dire un membre de la plus haute caste de la société indienne — qui avait été dépêché comme émissaire en Zambie pour s’occuper du sort des réfugiés au moment de l’indépendance. La petite Kamala séjournait régulièrement dans sa grande maison coloniale de Lusaka et a correspondu avec lui jusqu’à la fin de sa vie. Elle a aussi passé des vacances en Inde et a fait une partie de ses études secondaires au Canada.
Ce passé cosmopolite transparaît peu dans sa campagne où elle insiste surtout sur les années passées à l’Université Howard, un établissement exclusivement noir. Elle aurait pu, comme Nikki Haley, mettre en avant le fait que, si elle était élue, elle serait la première présidente issue d’immigrants de la première génération. Mais elle préfère inscrire son histoire dans le tissu de la société américaine.
Même dans la situation actuelle, marquée par plusieurs crises internationales, les affaires étrangères ne sont pas un sujet porteur dans les campagnes électorales. Kamala a été amenée à s’y intéresser par hasard, où plutôt à travers une série de coups de chance qui ont nourri son ascension météorique.
Ancienne « attorney general » (l’équivalent du ministre de la Justice) de Californie, elle cultive son passé de procureur, à la fois dans sa façon d’argumenter en pilonnant ses adversaires et dans son image de justicière, vengeant le pays des excès des années Trump. En 2016, pour la première fois depuis des décennies, le siège de sénateur se libère dans cet État. Les deux candidates appartiennent toutes les deux au Parti démocrate : l’une, Linda Sanchez, représente la branche modérée ; Kamala Harris, elle, a embrassé la vague libérale (c’est-à-dire la plus à gauche) qui balaie la Californie. Son élection coïncide avec celle de Donald Trump, qu’elle fait vœu de combattre sur tous les fronts. On peut même dire qu’elle a bâti toute sa carrière politique nationale en opposition à la sienne. Quatre ans plus tard, Joe Biden est candidat et a fait une promesse : il prendra une femme comme colistière. Quelques mois plus tard, en difficulté dans les primaires, il passe un accord avec le chef du groupe parlementaire noir à la Chambre des représentants pour que cette femme soit noire. Dans un segment démographique qui représente 6 % de la population, les candidates ne sont pas nombreuses. Kamala Harris a l’avantage de faire déjà partie du paysage washingtonien ; de plus, elle peut aussi s’appuyer sur la communauté asiatique (6 % de la population également) et elle est mariée à un juif. Comme disent les Américains, elle coche toutes les cases. Apparemment, Joe Biden n’était pas enthousiaste à l’idée de passer les quatre années à venir auprès de celle qui lui avait infligé un coup bas dans lors de leur premier débat. Il n’y avait pas entre eux une autre fameuse qualité chère aux Américains, la « chimistery », les atomes crochus. Barack Obama serait intervenu pour rappeler que l’important n’est pas de s’aimer, mais de gagner. D’une certaine façon, il savait de quoi il parlait.
Pour Joe Biden, l’absence d’expertise de Kamala Harris en matière de politique internationale était plus un avantage qu’un obstacle, puisqu’il s’agit de son domaine réservé. Pendant longtemps, on a demandé au vice-président d’assumer des fonctions purement représentatives et surtout de se tenir, selon la formule consacrée, « à un battement de cœur du président ». Après la mort de Franklin Roosevelt, Harry Truman a écrit : « Le ciel et les étoiles me sont tombés sur la tête. » Son prédécesseur ne l’avait mis au courant de rien, pas même du projet de bombe atomique qui était en cours à Los Alamos. Depuis, la fonction a pris de l’épaisseur. Ronald Reagan avait choisi avec George H. W. Bush un ancien directeur de la CIA qui avait été le premier ambassadeur des États-Unis en Chine. Dans la dernière partie de de sa présidence, celui-ci a joué un rôle capital dans le pilotage de la fin de la guerre froide et des négociations de paix au Proche-Orient. Sous l’administration Obama, Joe Biden s’était vu confier un dossier important, celui de l’Ukraine. Kamala Harris a, elle, été chargée d’étudier les raisons qui poussent les habitants d’Amérique centrale à déferler à la frontière sud des États-Unis. Elle a mis six mois avant de se décider à aller sur place, s’est rendue deux fois dans la région et y a délivré un message — « do not come, do not come » — qui est resté comme l’un des éléments les moins glorieux de son CV. La platitude des déclarations de Kamala Harris sur les questions internationales peut être interprétées de deux façons : ou bien ce n’était pas du tout sa tasse de thé, ou bien elle ne se sentait pas à l’aise sur un terrain où Joe Biden souffrait peu de contradictions. Elle semble avoir eu le sentiment que les conseillers diplomatiques du président ne la prenaient pas au sérieux et seraient prêts à faire fuiter la moindre de ses gaffes.
Kamala Harris n’a donc pas simplement compté sur l’observation du maître pour faire son éducation. Elle a constitué sa propre équipe. Sa première année a été marquée par des flottements dans tous les domaines et par un turnover intense dans son personnel. Parmi ceux qui sont partis figurait Nancy McEldowney, une diplomate de carrière, ambassadrice en Bulgarie sous George W. Bush, qui avait conseillé l’équipe Biden sur les questions d’Europe centrale et sur le retrait d’Afghanistan. Les raisons de sa démission sont restées obscures. Elle a été immédiatement remplacée par son adjoint Philip Gordon, une figure quasi inamovible du paysage washingtonien. Son appartenance à la Brookings Institution et au Council on Foreign Relations en font un membre à part entière de l’establishment. S’il était confirmé dans ses fonctions lors d’une éventuelle présidence Harris, il ne saurait y avoir de meilleure nouvelle pour les pays européens.
Celui qu’on surnomme « the Europeanist » a une affection particulière pour la France où il a vécu, à Tours, le temps d’un échange d’étudiants. Il a rédigé sa thèse sur la conception de la défense du général de Gaulle et a traduit en anglais le livre de Nicolas Sarkozy Témoignage. Pour faire bonne mesure, il adore le football, version européenne. Il a été conseiller de Bill Clinton pour les affaires européennes, puis a rejoint l’équipe Obama où il élargi son champ d’action au Moyen-Orient et, plus particulièrement à l’Iran, l’un des dossiers les plus sensibles du prochain mandat. Il a conservé cette étiquette dans l’équipe Biden avant de devenir le mentor de la vice-présidente. Sa promotion, en mars 2022, correspond au moment où le rôle international de Kamala Harris s’élargit à mesure que le président montre des signes de fatigue, amplifiés par un agenda international de plus en plus lourd. Depuis le début du mandat de Joe Biden, elle a effectué 19 missions dans 21 pays, mais il est difficile de mesurer l’apport personnel de quelqu’un qui, par nature, joue les seconds rôles.
Juste avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, elle a été dépêchée dans plusieurs pays européens pour une mission qui semble avoir essentiellement consisté, d’une part, à porter le message de Joe Biden sur ce que les États-Unis étaient prêts à faire et, d’autre part, à rallier le soutien des dirigeants de la région. Elle y a rencontré Volodymyr Zelensky qu’elle a revu à six autres reprises. Pour la première fois, cette année-là, elle assiste à la Conférence sur la sécurité de Munich, dont Philip Gordon a été un participant régulier et où elle retournera les années suivantes. La position de Kamala Harris sur l’Ukraine a toujours été strictement alignée sur celle de Joe Biden et constitue l’un des points de désaccord les plus marqués avec Donald Trump, comme on a pu le constater lors du débat du 10 septembre. « Si vous étiez président, Poutine serait installé à Kiev », lui a-t-elle lancé avant d’enfoncer le clou : « Essayez de comprendre pourquoi nos alliés, en Europe et au sein de l’Otan, sont si contents que vous ne soyez plus présiden. Et pourquoi ils se réjouissent que nous mesurions, nous, l’importance de l’Otan, la plus grande alliance militaire que le monde ait jamais connue ». En revanche, elle a éludé la question des futurs engagement financiers des États-Unis dans la suite du conflit.
Le point sur lequel Kamala Harris a fait entendre une nuance, avant même d’être candidate, est le conflit entre Israël et Gaza. Elle a été la première au sein du gouvernement américain à mettre en parallèle l’attaque du Hamas et les souffrances des civils palestiniens. Suite à ses prises de position, on lui a prêté l’intention de minimiser le soutien des États-Unis à Israël, ce qu’elle réfute : « Je donnerai toujours à Israël la capacité de se défendre, en particulier contre la menace de l’Iran et de ses proxies », a-t-elle affirmé pendant le débat, avant d’ajouter : « Nous devons soutenir une solution à deux États qui nous permettrait de reconstruire Gaza. »
Durant la campagne électorale, la Chine est surtout abordée sous l’angle des sanctions commerciales décrétées par Donald Trump et maintenues par l’administration Biden. Mais, si elle est élue, Kamala Harris devra prendre le problème à bras-le-corps. On peut, à cet égard, se référer aux propos de son conseiller Philip Gordon. En mars 2023, lors d’une conférence du Council on Foreign Relations, il brosse un vaste tableau des menaces pesant sur la sécurité des Etats-Unis, à commencer par celle de la Chine : « Nous sommes confrontés à un pays, le seul pays et franchement le seul pour un long moment, qui ait à la fois l’intention et la capacité de défier l’ordre international, l’ordre international des États-Unis. » Il explique qu’il a accompagné à quatre reprises la vice-présidente en Asie et qu’au cours de ces voyages elle a rencontré les principaux dirigeants de la région, dont le président chinois XI Jinping avec qui elle a eu un entretien cordial en apparence, mais qui faisait suite à des déclarations nettement moins aimables. À l’époque où elle était sénatrice et se préparait à être candidate, Kamala Harris ne mâchait pas ses mots : « Le consternant bilan de la Chine en matière de droits de l’homme doit être au cœur de notre politique à l’égard de ce pays. » Que restera-t-il de ces belles paroles le jour où elle accèdera au bureau ovale ?
Pour la petite histoire, la Chine a fait irruption dans un domaine où on l’attendait peu : le CV du vice-président, Tim Walz. Cet homme, que l’on présente comme le prototype de l’Américain moyen, n’a pas fait qu’enseigner dans un lycée du Minnesota et coacher l’équipe de football locale : en 1989, il est parti pour un an en Chine où il a été professeur de culture et d’histoire américaine. Lorsqu’il a été élu à la Chambre des représentants, en 2007, il a été membre d’une commission parlementaire sur la Chine et y effectué plus de 30 voyages. Ce syndrome chinois est interprété de façon opposée par les Républicains, qui se demandent à quel point Tim Walz a été influencé par ses contacts locaux, et par les Démocrates, qui rappellent sa dénonciation constante de la politique chinoise en matière de droits de l’homme et assurent qu’il apportera son éclairage personnel. Faut-il conclure qu’il héritera, du moins en partie, du dossier le plus épineux d’une éventuelle présidence Harris ? En tout cas, il est passionné par le sujet comme en témoigne une curieuse anecdote. Il a voulu se marier un 4 juin, jour anniversaire de la brutale répression de la place Tiananmen, afin, a-t-il dit, de ne pas oublier la date !
Tim Walz doit peut-être sa place à un autre point chaud de la politique internationale. À partir du moment où il est apparu que Kamala Harris était la candidate inévitable, après le retrait de Joe Biden, le nom qui a circulé immédiatement comme colistier a été celui de Josh Shapiro. Un homme brillant qui est, par surcroît, le très populaire gouverneur d’un État crucial pour une victoire démocrate, la Pennsylvanie. Mais Shapiro a fait, dès le début, l’objet d’une intense campagne de dénigrement de la part des lobbies propalestiniens, relayés par la gauche du Parti démocrate, qui lui reprochent d’être trop favorable à Israël et d’avoir fermement dénoncé les manifestations pro-Gaza qui avaient pris un tour violent et antisémite sur les campus américains.
En ce qui concerne la Corée du Nord, elle a déclaré qu’elle « n’irait pas faire ses amitiés à un tyran comme Kim Jong-un, qui est un supporter de Donald Trump ». Mais, au-delà des piques électorales, il est probable qu’elle suivra la ligne Biden : proposer des négociations à des conditions que le régime de Pyongyang a déjà refusées.
Dans le bilan de la présidence Biden, le retrait américain d’Afghanistan en 2021 reste une page sombre. Treize soldats américains sont morts lors des évacuations chaotiques à l’aéroport de Kaboul et c’est à ce moment-là que la popularité de Joe Biden a commencé à fléchir. « J’étais d’accord avec la décision de Joe Biden de se retirer d’Afghanistan », a-t-elle convenu lors du débat, sans s’appesantir sur les conditions dans lesquelles l’opération s’était effectuée.
Être à la fois candidate et toujours vice-présidente comporte beaucoup d’avantages, mais aussi bien des inconvénients. Kamala Harris ne peut pas se démarquer ouvertement du président qu’elle seconde. Dans le discours où il annonçait le retrait de sa candidature, Joe Biden a dit qu’il était temps de passer le flambeau à une nouvelle génération. Si Kamala Harris est loin d’être la plus jeune aspirante à la présidence (elle aura 60 ans au moment de l’élection), elle représente néanmoins une rupture par rapport à Joe Biden et à tous ses prédécesseurs qui ont connu l’époque de la guerre froide, à l’exception de Barack Obama. Un Obama auquel on est tenté de la comparer, ce dont les Chinois ne se sont pas privés en la surnommant « l’Obama femelle ». Il y a, bien sûr, dans ce jugement une composante raciale : elle serait la première présidente noire après le premier président noir. Mais là s’arrête la comparaison, car Obama, lui, est arrivé au pouvoir au terme d’une longue lutte pendant les primaires contre celle qui apparaissait alors comme la candidate obligatoire, Hillary Clinton. Il a construit autour de sa personne un véritable enthousiasme, né de l’incrédulité face à un candidat noir qui ose défier le passé raciste des États-Unis. Cet enthousiasme a débordé les frontières au point qu’il a reçu le prix Nobel de la paix avant même d’avoir entamé son mandat. D’ailleurs, le lui aurait-on attribué plus tard ? Il ne laisse pas un brillant héritage, ni au Proche Orient ni en Ukraine, et a essayé d’amadouer la Chine avec les résultats que l’on voit. Si Kamala Harris suit son exemple, ce sera sur la forme plutôt que sur le fond.
Finalement, le président qui aurait le plus d’influence sur Kamala Harris est… Donald Trump, a contrario bien sûr ! Depuis qu’elle est entrée en politique, elle n’a cessé de le combattre avec une assiduité qui tourne à l’obsession, et c’est réciproque. Il est sa meilleure chance d’être élue et s’y consacre activement en s’attaquant à son identité raciale ou en moquant son rire. Pendant ce temps, son équipe le supplie de se concentrer sur le programme de son adversaire et de le réfuter point par point au lieu de clamer avec des accents mélodramatiques qu’elle conduit le monde tout droit à la troisième guerre mondiale ! Contrairement à Donald Trump qui ne peut pas résister à un micro tendu, Kamala Harris dose soigneusement les interviews où elle serait amenée à définir ses positions autrement qu’à travers des généralités. On est donc obligé de lire entre les lignes et l’on croit voir se dessiner une présidence où les affaires du monde seraient abordées à travers le prisme cher à la nouvelle génération d’électeurs qu’elle veut attirer : une vision vertueuse, où la politique devrait promouvoir des valeurs comme le respect des droits de l’homme et de l’environnement. En tout cas, jusqu’à ce que ces belles valeurs soient confrontées à des forces qui ne les respectent pas…
par Anne Toulouse, journaliste franco-américaine, ancienne correspondante de RFI