Le mystère Joulani

Déc 18, 2024

Entretien avec Thomas Pierret, chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM), Aix-Marseille Université, CNRS par Grégory Rayko, chef de la rubrique International au site The Conversation France

Grégory Rayko — Hayat Tahrir al-Sham (HTS), émanation du Front al-Nosra, a-t-il véritablement changé ? Faut-il accorder du crédit aux déclarations de son chef, Abou Mohammed al-Joulani (qui, d’ailleurs, ne souhaite plus être appelé ainsi et préfère reprendre son nom de naissance, Ahmed Hussein al-Chara) lorsqu’il affirme avoir complètement rompu avec Al-Qaïda ?

Thomas Pierret — J’ai tendance à le croire. Non pas parce qu’il serait fondamentalement sincère, mais simplement parce qu’il fait face à des contraintes énormes. Il ne faut pas imaginer qu’il agit en toute liberté. Le fait qu’il soit soudainement devenu chef de la Syrie ne signifie pas qu’il ait les mains libres pour faire ce qu’il veut. Il se retrouve à la tête d’un État en ruine, quasiment démilitarisé, surtout après les derniers événements : au cours de ces derniers jours, Israël a détruit ce qui restait de l’armée syrienne en réalisant 300 frappes à travers le pays.

La Syrie n’a plus de force aérienne, plus de défense côtière, plus de systèmes de défense aérienne opérationnels — plus rien. Par ailleurs, le territoire est fragmenté, avec la présence de nombreux groupes armés. On y trouve l’État islamique, les Kurdes, ainsi que des bases militaires américaines et russes (1). C’est donc une région extrêmement dangereuse, encerclée par des ennemis lourdement armés.

Certes, Joulani lui-même est le chef d’un important mouvement rebelle, bien organisé, qui a réussi à s’imposer en dix jours. Mais la tâche qui l’attend est extraordinairement ardue. Il devra forcément adopter une approche de realpolitik. Et la realpolitik, c’est l’inverse de l’idéologie.

Si l’on se concentre exclusivement sur son passé au sein d’Al-Qaïda on risque de passer à côté de l’essentiel. L’essentiel, c’est de savoir quelles alliances il saura nouer pour construire et maintenir son pouvoir.

G. R. — Avant de parler de ses alliances potentielles, une autre question s’impose : dans quelle mesure Joulani est-il réellement le seul maître à bord au sein du HTS ? Est-il totalement incontesté ? Sa victoire lui confère-t-elle un prestige qui le rend intouchable, ou bien subsiste-t-il encore des forces internes à HTS qui pourraient remettre en question la ligne pragmatique qu’il incarne ?

T. P. — Apparemment, au sein du HTS, Joulani a désormais fait le vide autour de lui. Il y a moins d’un an, il a procédé à des purges qui ont touché jusqu’au numéro deux et au numéro trois de l’organisation. Ces mesures ont consolidé son autorité de manière décisive.

Ces purges représentent le point culminant d’un processus amorcé bien plus tôt, dès qu’il a commencé à prendre ses distances avec Al-Qaïda en 2016. Depuis, ce processus n’a jamais vraiment cessé. À chaque étape, il s’est attaqué à des cercles de plus en plus proches et influents parmi les dirigeants du HTS. Aujourd’hui, il a écrasé toute opposition interne : plus aucune tête ne dépasse, à l’exception de la sienne.

G. R. — Ces personnalités dont il s’est débarrassé, étaient-elles avant tout réticentes à son évolution pour des raisons idéologiques ? Ou bien les purges répondaient-elles à d’autres motivations ?

T. P. — Au début, il a agi principalement pour des raisons idéologiques : Joulani a commencé par écarter les éléments les plus radicaux. Cependant, dans les derniers temps, les victimes de ces purges avaient soutenu et accompagné son tournant pragmatique. À ce stade, on n’était clairement plus dans un débat idéologique, mais dans une affirmation pure et simple de son pouvoir personnel. Il les a accusées, entre autres, d’être des agents américains, ce qui lui a permis de justifier leur élimination.

À mon avis, ces personnes avaient effectivement des contacts avec les Américains, notamment sur des questions sécuritaires en lien avec la lutte contre l’État islamique ou certains éléments d’Al-Qaïda. Mais je pense que Joulani était au courant de la nature de ces relations et qu’il avait donné son aval.

G. R. — Vous évoquez la résurgence de l’État islamique. On avait l’impression, vu de loin, que cette formation avait été à peu près éradiquée mais, en réalité, ce n’est pas le cas…

T. P. — L’État islamique a effectivement toujours maintenu une présence en Syrie. Depuis 2019, bien sûr, il ne contrôle plus aucun territoire, mais il continue à opérer en tant qu’organisation clandestine. Son activité se concentre dans le centre du pays, notamment dans les zones désertiques, et à l’est, dans la région de l’Euphrate.

L’EI se livre principalement à des embuscades, souvent nocturnes, des assassinats ciblés et d’autres attaques sporadiques. Jusqu’à présent, l’organisation a été contenue : ses actions restent endémiques, sans véritable montée en puissance comme celle observée il y a dix ans. Cette modération est due à deux facteurs : les opérations continues des Forces démocratiques syriennes (FDS), soutenues par l’armée américaine, d’une part ; et les actions conjointes du régime syrien et de la Russie, d’autre part.

Cependant, une question cruciale se pose aujourd’hui. Avec le recul des forces du régime et des Russes dans certaines régions, c’est désormais à HTS de prendre en charge la lutte contre l’État islamique dans ces zones. Reste à savoir dans quelle mesure HTS sera en mesure d’assumer cette responsabilité efficacement. Pour ce qui concerne le démantèlement des cellules de l’État islamique, HTS a plutôt bien réussi à gérer la situation dans la région d’Idlib. Mais dans d’autres régions, plus vastes et donc difficiles à contrôler, le tableau est bien différent. L’un des grands défis, pour les responsables de HTS, réside dans le fait qu’ils ne disposent pas de moyens aériens et que les appareils sur lesquels ils auraient pu mettre la main ont été détruits par les frappes israéliennes de ces derniers jours. Or dans une guerre moderne, l’absence de soutien aérien est un handicap majeur, en particulier dans des zones aussi étendues et aussi complexes sur le plan stratégique.

G. R. — L’État islamique considère-t-il Joulani comme un ennemi aussi important que Bachar ?  

T. P. — Aux yeux de Daech, Joulani, c’est presque pire qu’Assad. Assad, en tant qu’alaouite, n’a jamais été considéré comme un musulman à leurs yeux. Joulani, lui, a été l’un des leurs. Ils le perçoivent comme un traître. Je pense qu’ils ne manqueront pas d’exploiter toutes les occasions offertes par la situation actuelle. Cela dit, avec la disparition d’Assad et la fin de la domination iranienne, ils ont perdu un argument majeur que leur propagande exploitait largement pour mobiliser des soutiens.

Une partie significative de la population, notamment sunnite, semble aujourd’hui plutôt optimiste face aux récents événements. Elle paraît prête à donner sa chance au nouveau pouvoir et n’a aucune intention de se tourner vers l’État islamique. Cependant, il est inévitable que des mécontentements émergent avec le temps. L’État islamique tentera sûrement de capitaliser sur ces frustrations.

Un parallèle peut être établi avec l’Afghanistan, où après la prise du pouvoir par les talibans ceux-ci ont été contraints de mener une contre-insurrection contre l’État islamique au Khorassan. La Syrie pourrait connaître une dynamique similaire.

G. R. — Sait-on à peu près quel est le nombre de combattants dont dispose aujourd’hui l’État islamique en Syrie ?

T. P. — Je n’ai pas de chiffres précis à vous donner, mais cela n’a rien à voir avec les effectifs du passé : quelques centaines de personnes, peut-être un peu plus. Surtout, les combattants de l’EI n’ont pas de base territoriale et doivent vivre dans une région désertique où il y a peu d’endroits pour se cacher. Cette organisation n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était il y a dix ans.

G. R. — Que reste-t-il du régime de Bachar, en termes militaires et organisationnels ? On a parlé d’un réduit alaouite dans l’ouest du pays, sur la côte méditerranéenne…

T. P. — C’est un grand mystère. L’armée syrienne semble s’être évaporée avec son commandement. Où les généraux de l’armée sont-ils passés ? On n’a quasiment aucune information sur ce point. Il y en a un qu’on a retrouvé mort, qui s’est probablement tiré une balle dans la tête, dans son salon, près de Damas. Il paraît aussi que Maher al-Assad, le frère de Bachar, s’est enfui en Irak. Mais, dans l’ensemble, on ne sait pas ce que sont devenus les responsables militaires de l’ancien régime. Je peine à imaginer que les officiers supérieurs de l’armée des Assad puissent se recycler dans le nouveau régime. Cela me paraît impensable. Quant aux soldats, la plupart ont abandonné leurs bases, ils ont revêtu des vêtements civils et se sont fondus dans la population. Une partie d’entre eux sont probablement allés sur la côte pour se cacher dans leurs villages. La plupart des officiers sont originaires de la montagne côtière, et bon nombre des soldats aussi. J’imagine que certains ont dû garder quelques armes, au cas où le HTS viendrait s’en prendre à eux.

Je ne voudrais pas jouer les oiseaux de mauvais augure, surtout au moment où les Syriens se réjouissent — et ils ont raison de se réjouir ! Mais si les choses tournent mal, il n’est pas impossible que ces milliers d’anciens officiers décident de déclencher une insurrection. À ce stade, cette hypothèse n’est pas la plus probable, même dans la région côtière : là aussi, des habitants ont abattu des statues des Assad. Beaucoup dépendra de la formule politique qui sera proposée par le nouveau pouvoir.

G. R. — L’Iran, qui était le grand protecteur d’Assad, pourrait-il chercher à provoquer une insurrection contre Joulani ?

T. P. — Pour l’instant, l’Iran apparaît très pragmatique. Et cela ne m’étonne pas spécialement. Autant je n’avais pas prévu un effondrement aussi rapide d’Assad, autant je pensais depuis un certain temps déjà que l’Iran pourrait le lâcher. Pourquoi ? Parce que fondamentalement, pour l’Iran, s’investir en Syrie et dans le régime d’Assad n’avait d’intérêt que par rapport au Hezbollah. La Syrie était essentielle pour pouvoir alimenter le Hezbollah en matériels militaires. À partir du moment où le Hezbollah a perdu sa confrontation avec Israël et où, du fait des bombardements israéliens sur les infrastructures iraniennes en Syrie, il n’était plus possible d’armer ce qui restait de ce même Hezbollah, pourquoi l’Iran aurait-il continué à soutenir Bachar ? D’autant que c’était un allié notoirement incapable ! Le calcul des coûts et des bénéfices, pour Téhéran, était très simple : on estime que l’Iran a dépensé en Syrie entre 30 et 50 milliards de dollars depuis 2011. Une somme colossale.

G. R. — Surtout pour une économie iranienne exsangue…

T. P. — Exactement. Ce soutien a représenté un sacrifice énorme, consenti au nom d’une stratégie régionale qui s’est effondrée au cours de l’année écoulée. L’Iran tenait la tête du régime hors de l’eau depuis plus de dix ans, aussi bien sur le plan économique que sur le plan militaire. Cela dit, la chute d’Assad crée les conditions d’une possible relation entre le nouveau pouvoir syrien et les Iraniens. Du point de vue de la population sunnite et a fortiori des rebelles sunnites, l’Iran était considéré, depuis une quinzaine d’années, comme un pays colonisateur qui essayait de transformer la société syrienne, notamment en incitant les combattants désireux de rejoindre ses milices à se convertir ; il voulait transformer la Syrie en un pays chiite. L’Iran, c’était le diable ! Mais la donne a radicalement changé. Et l’Iran peut redevenir un État de la région presque comme les autres, avec le même ennemi que la Syrie, à savoir Israël. Israël, dont le premier réflexe a été de détruire tout ce qui restait de l’armée syrienne et de prendre le contrôle du mont Hermon et de la zone démilitarisée du Golan… Dès lors, bien que Joulani et son organisation aient brandi en étendard leur haine à l’égard de la république islamique pendant des années et des années, il n’est plus aujourd’hui complètement saugrenu d’imaginer que l’Iran puisse devenir pour eux un partenaire. Sous une autre forme que du temps de Bachar, sans déploiement de miliciens chiites en Syrie, bien sûr. Mais un allié au sens traditionnel du terme, qui peut éventuellement vous vendre des armes à des prix avantageux…

G. R. — Surtout si Joulani n’instaure pas une stricte théologie sunnite mais met en place un gouvernement qui réunit des représentants de toutes les composantes de la société syrienne, chiites, alaouites, chrétiens… Cette perspective est-elle envisageable ?

T. P. — Peut-être, mais, sur le plan doctrinal, des désaccords pourraient surgir au sein de HTS. C’est une chose d’autoriser les chrétiens à célébrer la messe tous les dimanches ; telle a été la règle pendant des siècles, dans tous les empires musulmans jusqu’à la fin de l’Empire ottoman. C’en est une autre d’avoir des ministres chrétiens. Je sais que certains idéologues y sont opposés parce que cela revient à placer des musulmans sous la tutelle politique de non-musulmans. Pour y parvenir, il faudrait que Joulani fasse émettre une fatwa par quelque dignitaire religieux. De même pour les alaouites. Il y a à ma connaissance une seule fatwa sunnite qui proclame que les alaouites sont des musulmans : elle a été prononcée dans les années 1930 par Amin al-Husseini, le fameux mufti de Jérusalem qui allait ensuite collaborer avec les nazis. À l’époque, il était proche des milieux nationalistes syriens qui eux-mêmes avaient noué une alliance avec des alaouites nationalistes et avaient besoin que ceux-ci ne soient pas considérés comme des hérétiques. Tout cela pour dire que les impératifs politiques peuvent conduire à des prises de position religieuses… En tout cas, il sera compliqué pour Joulani de prétendre mettre sur pied un projet politique pour l’ensemble de la Syrie s’il n’est pas capable de nommer un seul ministre qui ne soit pas un musulman sunnite…

G. R. — Quelle est la proportion de sunnites au sein de la population syrienne ?

T. P. — Ils représentent environ les trois quarts de la population, voire un peu plus, aux alentours de 80 % probablement — n’oubliez pas que les Kurdes sont, dans leur quasi-totalité, des musulmans sunnites. Les chrétiens, eux, sont très peu nombreux. Avant 2011, ils pesaient 4 ou 5 % de la population ; depuis, beaucoup ont émigré, et leur taux de natalité est très faible. C’est une population dont la moyenne d’âge est élevée. Vont-ils se voir tout de même attribuer un ministère, ce qui serait pour Joulani une façon de rassurer les groupes minoritaires qui se sentent vulnérables ? C’est possible. HTS ne l’a pas fait à Idlib où, il est vrai, la communauté chrétienne se réduisait à quelques centaines de personnes.

G. R. — Joulani, vous l’avez dit, est le leader incontesté de HTS. Mais qu’en est-il de ses alliés de l’Armée nationale syrienne (ANS) ? Le voient-ils comme leur chef et lui obéissent-ils pleinement, ou bien prennent-ils leurs ordres avant tout à Ankara ?

T. P.  Joulani a su habilement jouer des divisions qui existent au sein de l’ANS. Celle-ci est composée de plusieurs factions, qui se sont parfois affrontées les armes à la main. Schématiquement, on peut distinguer deux pôles. D’une part, les factions turkmènes (ce sont leurs chefs qui sont turkmènes, ce n’est pas le cas de tous les hommes qui en relèvent). Et d’autre part, ce qu’on appelle le Front du Levant, ou Jabhat al-Sham, plutôt de tendance islamo-centriste. HTS a d’abord soutenu les factions turkmènes avant de se rapprocher du Front du Levant parce qu’il y a eu, au sein de ce dernier, un changement de leadership, et que ce nouveau leadership est assez favorable à HTS. Il y a donc au sein de l’ANS des gens qui sont pro-HTS et d’autres qui ne le sont pas. Mais, en tout état de cause, tous les groupes appartenant à l’ANS sont proches de la Turquie et vont essayer d’utiliser le parrainage turc pour avoir voix au chapitre, même s’ils ne contrôlent qu’une partie minime de la Syrie par rapport à celle que contrôle à présent HTS, qui a effectué le plus gros du travail de la reconquête.

G. R. — Peut-on déjà imaginer à quoi va ressembler le nouveau régime syrien ? Au vu de l’orientation islamiste des rebelles, faut-il s’attendre à un système proche de celui que les talibans ont instauré à Kaboul ?

T. P. — On commence à en avoir une petite idée puisque le 8 décembre le nouveau pouvoir a nommé un premier ministre, Mohamed al-Bachir, qui était jusqu’ici le premier ministre du « gouvernement de salut syrien », l’exécutif que HTS avait mis en place à Idlib. Le modèle instauré à Idlib depuis 2017 n’est pas celui des talibans, dont il faut rappeler que leur gouvernement est un gouvernement de mollahs, ce qui veut dire que ce sont les hommes de religion qui commandent. La gestion d’Idlib a été confiée à une administration civile assez technocratique, avec des ingénieurs, des gestionnaires diplômés et d’autres spécialistes, qui pour la plupart ne sont pas membres de HTS. Ce ne sont pas des gens qui ont un passé de commandants, ni même de simples combattants, mais qui sont, évidemment, alignés politiquement sur HTS. Et ce sont eux qui se voient confier la charge de gérer l’économie, les institutions, etc. Mais en dernier ressort, s’il y a des décisions importantes, c’est bien HTS qui aura le dernier mot. Et c’est naturellement HTS qui désigne les ministres. Aujourd’hui, on a l’impression que Joulani cherche à reproduire ce modèle-là à l’échelle de la Syrie. À Idlib, l’exécutif, le gouvernement de salut syrien, s’appuie sur un organe de type législatif ou consultatif, le Majlis Al-Choura, composé d’une centaine de membres, essentiellement des notables — des commerçants, des chefs tribaux, etc. — qui sont élus après avoir été sélectionnés par le pouvoir dans les villages.

G. R. — Ce modèle est-il réellement transposable à l’échelle de la Syrie ?

T. P. — Depuis 2019, HTS ne contrôlait plus qu’un morceau de la province d’Idlib. Joulani pouvait littéralement se déplacer d’un village à l’autre pour aller rencontrer des notables. Il y avait une vraie gestion de proximité, c’était relativement facile. La Syrie, bien entendu, c’est beaucoup plus grand. Pour autant, au Maroc ou en Jordanie, par exemple, il existe aussi un système de cooptation de notables qui sert à sélectionner les candidats en vue des élections, et ce système fonctionne depuis des décennies ; c’est peut-être la voie que Joulani entend suivre. À ce stade, on ignore les intentions de Joulani à long terme ; il s’est montré extrêmement prudent sur tous ces points.

Pour l’instant, la priorité de HTS est de rassurer les minorités, de leur dire qu’elles n’ont rien à craindre, ce qui est déjà un immense soulagement pour les alaouites : bon nombre d’entre eux étaient sans doute convaincus que le jour où Assad tomberait, les rebelles sunnites débarqueraient dans les villages pour les massacrer tous un par un. Il n’en a rien été, et Joulani a garanti que rien de tel ne se produirait.

G. R.  Au fond, Joulani était-il prêt à prendre le pouvoir ?

T. P. — À mon avis, il n’avait pas anticipé que tout irait aussi vite et que ce serait aussi facile ! Le voilà soudain à la tête d’un pays qui sort de 60 ans de parti quasiment unique. Comment le gérer, quel système précis instaurer, quelles élections tenir, le cas échéant ? Pas certain qu’il sache exactement lui-même quelles réponses il va apporter à toutes ces questions.

G. R. — L’identité d’un pays, c’est aussi son nom. La Syrie s’appelle depuis 1961 « République arabe syrienne ». Joulani va-t-il conserver cette dénomination ?

T. P. — En général, quand le changement peut causer des problèmes épineux, le mieux est peut-être de ne rien faire ! C’est pourquoi je serais très étonné si Joulani annonçait demain que désormais le pays allait s’appeler « émirat islamique », comme c’est le cas en Afghanistan. Ce serait agiter un chiffon rouge devant beaucoup de gens à l’intérieur comme à l’extérieur. Et ce serait ruiner les efforts déployés depuis cinq ou six ans pour rassurer les forces, en Syrie et ailleurs, qui a priori ne le portent pas dans leur cœur. Vous savez, le terme de « république » n’engage pas à grand-chose : on a bien une République islamique en Iran et au Pakistan, par exemple… En fait, dans cette dénomination de « République arabe syrienne », c’est peut-être finalement le mot « arabe » qui peut susciter des interrogations, avant tout vis-à-vis des Kurdes.

G. R. — Précisément, comment Joulani et HTS voient-ils les Kurdes ? Comme une partie intégrante de la Syrie ou comme un corps étranger qui doit en être expulsé, ce que l’ANS semble être en train d’essayer de se faire en ce moment ?

T. P. — HTS n’a rien contre les Kurdes en tant que groupe ethno-linguistique. Ce qui préoccupe les islamistes, à la base, c’est la religion, pas la langue ou l’ethnie. D’ailleurs, il y a des Kurdes parmi les djihadistes. Il faut rappeler que le groupe djihadiste qui a plus ou moins accueilli Abou Moussab Al-Zarqaoui (le futur fondateur de l’État islamique en Irak) après 2001, lorsqu’il a quitté l’Afghanistan pour aller se réfugier en Irak, est un groupe kurde ! Les islamistes ont une vision internationaliste où ce qui compte, c’est la religion. Ils n’ont donc pas de souci avec les Kurdes en tant que Kurdes ; ils ont un souci avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) d’une manière générale et avec toutes ses émanations politiques et militaires, y compris les YPG (les groupes armés kurdes qui forment le gros des Forces démocratiques syriennes), parce que le PKK, pour eux, c’est un parti d’extrême gauche, un parti athée, donc une formation aux antipodes de leur idéologie, de leurs croyances. Mais à vrai dire, quel que soit le pouvoir qui se serait installé à Damas à la place de Bachar, la question du rapport à cette région kurde du nord, de facto séparatiste, se serait posée. Les groupes armés kurdes contrôlent la plus grande partie des ressources pétrolières du pays et sont protégés par les Américains.

G. R. — Pensez-vous que les Américains resteront là encore longtemps ?

T. P. — Je ne suis pas du tout convaincu que Trump va les faire partir. Trump est quand même connu pour écouter très attentivement ce que lui disent ses alliés dans la région. Et ses principaux alliés dans la région, ce sont Israël, les Émirats et l’Arabie saoudite. Je suis certain qu’un des messages qu’il va recevoir, et qu’il a peut-être déjà reçu, c’est que ce ne serait pas mal que ces Kurdes restent semi-autonomes et sous protection américaine…

G. R. — Joulani pourrait-il être tenté de se porter au secours des adversaires qu’Israël combat actuellement de son côté ?

T. P. — Fondamentalement, je l’ai dit, il est à la tête d’un État en ruine. Se mesurer à Israël, ce n’est vraiment pas pour tout de suite, ni pour demain. Pendant des années, HTS a proclamé son soutien à la cause palestinienne de manière assez abstraite. Mais il est hors de question pour lui de se rapprocher du Hezbollah libanais, mouvement chiite qui est l’un de ses ennemis jurés, et même du Hamas, qui était et qui reste un allié de l’Iran. La donne va peut-être changer si Téhéran, du fait de la perte de son influence sur la Syrie, coupe le lien avec le Hamas. En attendant, ce qui me semble certain, c’est que Joulani va avoir d’autres chats à fouetter qu’Israël.

G. R. — Une toute dernière question. Un nouvel exode massif de Syriens qui fuiraient Joulani comme ils ont fui Assad est-il possible ?

T. P. — Apparemment, rien de tel ne se produit en ce moment. Mais on peut imaginer, un jour, qu’une insurrection éclate dans une région ou une autre, parce que la population sera mécontente de ce qu’aura décidé le pouvoir central, et qu’ensuite le gouvernement essaie de reprendre le contrôle par la force. On pourrait dans un tel cas de figure, en théorie, assister à un déplacement de populations, y compris au-delà des frontières syriennes. Cela dit, les moyens militaires de l’armée syrienne qui va être reconstruite seront tellement faibles qu’elle n’aura sans doute pas la capacité de conduire des opérations à grande échelle susceptibles de jeter des millions de personnes sur les chemins de l’exil. En outre, si Joulani se mettait à massacrer ses adversaires, les acteurs internationaux n’hésiteraient probablement pas à intervenir contre le nouveau régime syrien. Joulani a de toute façon cette image de djihadiste dont il ne pourra jamais se défaire totalement ; et, contrairement à Bachar jadis, il ne pourra pas se réfugier derrière l’argument de la lutte anti-djihadiste pour se maintenir au pouvoir. Joulani comprend qu’il a les mains liées. Pour toutes ces raisons, je ne pense pas qu’il commettra des atrocités comparables à celles de Bachar.

Des mouvements massifs de population vers l’étranger me paraissent donc improbables. En revanche, si un régime très autoritaire se mettait en place, on pourrait assister au départ d’intellectuels et d’opposants politiques, comme ce fut le cas, par exemple, en Tunisie du temps de Ben Ali.

(1) Plusieurs centaines de militaires américains se trouvent déployés en Syrie, essentiellement au sein de la base d’Al-Tanf, dans l’est du pays, à proximité immédiate des frontières irakienne et jordanienne. Cette base a été installée en 2016 dans le but de combattre l’État islamique. Elle facilite aussi les incursions israéliennes dans l’espace aérien syrien. Lire : https://johnmenadue.com/al-tanf-the-us-stronghold-in-syria-and-how-it-safeguards-israel/

Quant à la Russie, elle dispose d’une vingtaine de bases, dont deux bases majeures : la base navale de Tartous et la base aérienne de Hmeimim. Leur maintien fait actuellement l’objet de discussions entre Moscou et le nouveau pouvoir syrien. Lire : https://carnegieendowment.org/russia-eurasia/politika/2024/12/syria-russia-new-relationships?lang=en