Les enseignements de la chute du responsable mondial de McKinsey
posté le 25 février 2021
Par Djellil Bouzidi, Fondateur – Dirigeant Emena Advisory
McKinsey est une pépinière de dirigeants et administrateurs forte d’un réseau de 42,000 anciens dans 123 pays. Or, l’entreprise mythique est sous le feu des projecteurs avec plusieurs scandales dont certains ont été résolus avec un accord financier (suite à des conseils controversés à des entreprises pharmaceutiques produisant des opioïdes). Le dirigeant mondial de la société de conseil en stratégie a même été récemment démis de ses fonctions [1]. Si McKinsey fait l’actualité récente, les exemples peuvent être multipliés.
Que peuvent nous enseigner ces scandales d’une entreprise emblématique et très sollicitée ?
Le Professeur Clayton Christensen avait pour habitude de poser aux élèves inscrits en MBA trois questions à la fin de son cours [2]. Parmi celles-ci, une semble particulièrement disruptive : « comment puis-je m’assurer de ne pas finir en prison ? ». Christensen explique alors aux élèves stupéfaits par sa question, qu’à l’époque où lui-même était en MBA, deux de ses 32 co-promotionnaires ont fini en prison. Selon lui, ses ex-collègues étaient pourtant de « bonnes personnes ». Il suggère qu’un mauvais calcul des dommages encourus (basé sur l’idée de ne « mal agir que juste une fois ») a contribué à leur situation malheureuse. Le Professeur conseille donc à ses étudiants de résister à la tentation de mal agir « juste une fois » en refusant de céder. Il suffit pour y arriver d’effectuer un calcul à plus long-terme de l’ensemble des coûts potentiellement générés par ce type de « tentations » [3].
Une étude de l’Université de Chicago [4] a confirmé ce constat. Les auteurs suggèrent qu’être conscient des « tentations » et penser à leurs conséquences à long-terme permettrait de beaucoup mieux résister à l’envie de transgresser l’éthique et sa propre morale. Plus généralement, les auteurs tentent de répondre à la question « pourquoi des personnes bien agissent occasionnellement mal ? ». Ils concluent qu’il s’agit souvent d’une difficulté à réaliser et matérialiser la « tentation » à laquelle ils seraient confrontés à plusieurs reprises ; et d’une forme de myopie temporelle aux conséquences négatives sur leur réputation et intégrité.
Ces différentes expériences posent deux questions. D’abord, au plan individuel, est-il possible de détecter et mieux gérer les profils susceptibles de céder plus facilement aux « tentations » ? Ensuite, au plan institutionnel et collectif, est-ce que les incitations en place rendent le système « mauvais » ?
Théorie de la perspective temporelle
La théorie des « perspectives temporelles », développée par Zimbardo et Boyd[5], classe les individus en fonction de leur orientation temporelle. Ils distinguent cinq dimensions et y classent les individus : passé positif (l’accent est mis sur des expériences positives remontant souvent à l’enfance), passé négatif (approche négative et regrets par rapport à des opportunités ratées dans le passé), présent hédoniste (seule la satisfaction immédiate des tentations compte), présent fataliste (absence perçue de contingence entre les comportement et conséquences, accent mis sur la chance, le destin, etc.) et futur (orientation sur le long-terme et atteinte d’objectifs distants). Plusieurs études basées sur cette approche ont confirmé le lien et l’impact de la perspective temporelle et certains comportements. L’approche au temps de chaque individu influe ainsi profondément sur ses décisions et son comportement. Les individus très axés sur le présent ayant plus de mal à résister aux tentations.
Ces constats doivent toutefois être liés au contexte institutionnel et à l’environnement des entreprises dans lesquels agissent les acteurs. La responsabilité des individus est certes centrale, mais elle peut être largement influencée par l’environnement institutionnel et le style de management dans lequel évoluent ces individus. Des organisations marquées par un leadership très autoritaire, des exigences de rendement trop fortes ou une compétition exacerbée pourraient encourager des profils plus axés sur le présent plutôt que sur le futur.
L’orientation temporelle du management et des actionnaires d’une entreprise est donc clé. Ce sont ces derniers qui diffuseront les incitations positives ou négatives et qui définiront donc le cadre temporel de leur organisation. C’est en effet la structure actionnariale d’une entreprise qui détermine les actions du management et donc sa performance [6].
Quelles recommandations ?
D’abord, les entreprises gagneraient à mieux identifier la préférence temporelle de ses administrateurs et dirigeants en les « testant ». Un dirigeant beaucoup trop axé sur le présent a plus de chances de faire dévier son entreprise. Ensuite, elles pourraient mettre en place des mécanismes pour rappeler régulièrement les tentations les plus importantes auxquels sont exposés les administrateurs ou dirigeants afin qu’ils puissent mieux y résister. De plus, les écoles de commerce et universités formant les administrateurs et dirigeants doivent renforcer les cours liés à l’éthique. Enfin, les fédérations professionnelles devraient lancer une réflexion sur une refonte des incitations et modes de rémunérations.
La morale ne peut-elle se pratiquer que par la contrainte ? Si la réponse est positive, renforcer les sanctions imposées par les régulateurs et les États serait la seule solution efficace.
Pourtant, une
autre solution axée sur les professionnels de l’administration des entreprises
et dirigeants d’entreprises existe. Elle consisterait à comprendre l’importance
du lien entre incitations financières, rapport au temps et morale. Il suffirait
alors d’agir sur les effets réputationnels, les modes de rémunération et les
styles de leadership pour concilier
profitabilité et morale.
Djellil Bouzidi
[1] Voir l’article du Financial Times « McKinsey: after the fall »
[2] Christensen C. (2010), « How Will You Measure Your Life », Harvard Business Review.
[3] Le prix Nobel d’économie Kahneman D. (2012) dans « Thinking Fast and Slow », Farrar, Straus et Giroux, a bien formalisé et modélisé également ce type de comportement.
[4] Sheldon O., Fishbach A. (2015), « Anticipating and Resisting the Temptation to Behave Unethically », Personality and Social Psychology Bulletin.
[5] Zimbardo P. and Boyd J. (1999), « Putting Time in Perspective : A Valid, Reliable Individual-Differences Metric », Journal of Personality and Social Psychology.
[6] Notons également que plus généralement, les normes comptables et prudentielles internationales orientent le système vers une préférence pour le court-terme.