Les États-Unis, la Russie et nous

Nov 21, 2024

Entretien avec Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l’Europe par Isabelle Lasserre, rédactrice en chef adjointe au service international du Figaro

Isabelle Lasserre — Quelles leçons avez-vous tirées de votre séjour américain qui pourraient vous servir dans vos fonctions de ministre des Affaires européennes ?

Benjamin Haddad — J’en ai tiré plusieurs. Je suis arrivé aux États-Unis en 2014 et j’ai vécu les années Trump. Pendant un an et demi, entre le moment où Trump a déclaré sa candidature en 2015 et celui où il a gagné, tous mes amis à Washington m’expliquaient qu’il n’avait absolument aucune chance d’être élu, que sa campagne allait forcément imploser. Après son élection, il y a eu, de la part des élites américaines, une forme de déni à l’égard des thèmes qu’il incarnait : la lutte contre la désindustrialisation et contre les inégalités, la colère contre les migrations, les enjeux identitaires. Quant aux Européens, certains se sont dit qu’il n’était qu’une parenthèse de l’histoire, qu’après lui ce serait le retour à la normale, qu’il fallait juste serrer les dents et attendre. Donald Trump a joué sur ces divisions en pratiquant avec les Européens une diplomatie transactionnelle. Après son départ, les dirigeants européens n’ont pas voulu comprendre que les États-Unis, quel que soit leur président, étaient en train de changer de priorité stratégique et de se détourner de notre continent. Pour le dire vite, l’Europe a été reléguée à un encart en page 32 du Washington Post. Elle n’est plus du tout un thème majeur dans le débat politique. Je le disais toujours aux diplomates européens en visite à Washington : « Sachez que le président des États-Unis s’est réveillé ce matin en pensant à la partielle en Virginie ou à tel sujet industriel au Texas. Pas à l’Europe. » Les Américains restent des alliés et des partenaires, mais nous, les Européens, devons être capables de nous prendre en charge. C’est clairement une demande des présidents américains, démocrates comme républicains, et elle est légitime.

Autre leçon tirée de mon séjour aux États-Unis : les modérés pro-européens doivent prendre au sérieux les questions migratoires, la maîtrise des frontières extérieures et la position des opinions publiques sur ces sujets. Faute de quoi ce sont les populistes qui s’en empareront.

Le dernier point, je l’ai ressenti quand je dirigeais un think tank aux États-Unis, c’est le décalage économique croissant entre les deux rives de l’Atlantique, aussi bien dans la capacité à mobiliser de l’investissement que dans l’influence. Aux États-Unis, le climat est favorable à l’innovation, à l’entrepreneuriat. Le climat de confiance qui accompagne la prise de risque en Amérique n’est pas seulement un trait culturel ; il résulte aussi du contexte fiscal et législatif. Quand, aux États-Unis, on parle innovation et brevets d’IA, en Europe on parle de régulation. Mais que régule-t-on finalement ? Les innovations des autres ! On croit créer la norme, mais la norme est créée par l’innovateur, pas par le régulateur qui, en fait, ne régule qu’à la marge… Alors évidemment, dans ces conditions, le décrochage est inévitable et il s’agit d’un enjeu absolument existentiel pour les Européens. On s’en rend compte aujourd’hui à la suite du rapport Draghi (1) et des débats qu’il a suscités. Nous devons réduire nos dépendances sur le plan technologique ou énergétique.

En réalité, depuis trente ans, les États-Unis ont créé deux fois plus de PIB que l’Europe, et cet écart doit être un signal d’alerte pour notre continent. Le décalage technologique est frappant dans le domaine de l’intelligence artificielle, où 60 % des investissements mondiaux sont captés par les États-Unis, 17 % par la Chine et seulement 6 % par l’Europe. De nombreux chantiers sont à ouvrir pour rattraper ce retard, notamment l’unification des marchés de capitaux et l’union bancaire. Il faudrait aussi renforcer certains outils existants via l’extension du mandat de la Banque européenne d’investissement afin qu’elle assume davantage de risques et soutienne des secteurs stratégiques tels que le nucléaire et la défense par exemple. Il impératif de soutenir les innovations de rupture, à l’image de l’agence Darpa au Pentagone aux États-Unis, qui a permis l’émergence du GPS et d’Internet.

I. L. — Croyez-vous en l’unité de destin entre l’Amérique et l’Europe ?

B. H. — Non, je pense que les États-Unis sont nos alliés, mais qu’ils forment une civilisation à part. J’ai beaucoup d’amitié pour cette civilisation ; il n’empêche qu’elle tend à s’éloigner de nous sur les plans politique, culturel et stratégique. Le fait de reconnaître qu’il existe une spécificité européenne et une tendance structurelle des États-Unis à l’éloignement ne signifie pas être anti-américain. Cela ne veut pas dire, non plus, que l’Europe ou la France doivent se définir contre les États-Unis. Ce serait absurde car, je le répète, ils sont nos alliés et nos partenaires. Et en tant que démocraties, nous affrontons en outre des défis communs. Face à la montée des régimes autoritaires et des populismes, nous avons des débats convergents sur certains sujets, comme les questions identitaires ou migratoires, même si nous y répondons de manière différente. Nous entretenons en France un rapport particulier à la religion et à la laïcité, une approche spécifique du communautarisme ou de l’identité qui constituent notre modèle — un modèle que nous devons défendre.

I. L. — Pour l’Europe, était-il préférable d’avoir Trump ou Kamala Harris ?

B. H. — Personne en Europe ne peut avoir le moindre contrôle sur les élections américaines et tout le monde sera bien obligé de travailler avec le président élu par les Américains. Nous devons être capable de prendre en main notre destin. J’ai en tout cas une certitude : on ne peut pas, en Europe, continuer à tirer à pile ou face tous les quatre ans, à mettre notre propre sécurité dans la main des électeurs du Michigan. Je suis très stoïcien et préfère me concentrer sur ce que nous contrôlons en tant qu’Européens.

I. L. — Rien n’interdit de se préparer…

B. H. — Il n’y a qu’une façon de se préparer. Le fait d’investir dans notre autonomie, dans notre défense, aussi bien au niveau national qu’au niveau collectif à travers les coopérations industrielles, le fait de soutenir l’Ukraine, de nous doter d’instruments de défense contre les pratiques protectionnistes abusives de Washington ou de Pékin : toutes ces mesures visent à anticiper le résultat de toute élection américaine. C’est aussi le meilleur moyen d’assumer les rapports de force. Et d’établir une relation transatlantique plus équilibrée en montrant à nos partenaires américains la valeur ajoutée que nous pouvons leur apporter. Communiquer notre impuissance et nos divisions aux Américains en espérant que cet aveu de faiblesse les maintiendra dans l’Alliance et dans l’architecture de sécurité européenne parce qu’ils se diront que les Européens ne peuvent pas se débrouiller tout seuls serait catastrophique. Cela aurait l’effet exactement inverse de celui qu’on escomptait. Si l’on veut prouver à nos amis américains que la relation transatlantique est bénéfique aux deux parties, il faut leur montrer que les Européens peuvent peser, qu’ils sont capables de prendre en charge leur sécurité. Quel que soit l’hôte de la Maison-Blanche, la meilleure façon de peser, c’est de s’assumer collectivement et d’être unis. Il faut donc se préparer de la même manière dans tous les cas de figure.

I. L. — Selon vous, quel est le président américain qui a le mieux compris l’Europe et qui a le mieux agi en faveur de ses intérêts ?

B. H. — C’est une question intéressante. Je dois citer d’abord les présidents qui ont été formés à une époque où l’Europe était absolument centrale pour les intérêts stratégiques des États-Unis. Nous avions de très bonnes relations avec Nixon et Kissinger : on peut d’ailleurs regretter qu’ils n’aient pas croisé le général de Gaulle plus longtemps. Kissinger, qui avait plus de profondeur historique que ses prédécesseurs, l’admirait. Ce fut aussi le cas de George Bush père, avec qui nous avons géré la fin de la guerre froide, la chute du mur de Berlin et la première guerre du Golfe, dans laquelle la France a pris sa part. Sous l’administration Clinton, il y a eu un peu de retard à l’allumage sur la question des Balkans. Mais au fond, quand on y réfléchit, les Balkans, c’était chez nous. C’est l’Europe qui aurait dû en assumer la responsabilité, pas les États-Unis. Ces guerres ont révélé l’impuissance des Européens à arrêter un génocide sur leur propre sol. De manière générale, nous avons toujours eu de bonnes relations avec les républicains réalistes qui connaissaient bien l’Europe. Mais il y a eu des exceptions. Ronald Reagan, par exemple, s’entendait bien avec François Mitterrand. Hubert Védrine raconte qu’il le faisait rire… Ils avaient tous les deux une position ferme sur la sécurité de l’Europe, qui s’est exprimée au moment de la crise des euromissiles.

I. L. — Quels dossiers devrez-vous avoir bouclés avec succès en 2027 ou quelles causes devrez-vous avoir défendues victorieusement pour pouvoir affirmer que votre mandat ministériel a été un succès ?

B. H. — Parmi les principaux dossiers qui me tiennent à cœur, les questions de compétitivité et de décrochage industriel de l’Europe me semblent prioritaires. Il faut mobiliser l’épargne publique et privée pour soutenir l’innovation, relancer les efforts sur l’IA, sur le quantique, sur toutes les industries technologiques d’avenir.

Deuxième priorité, j’aimerais vraiment poursuivre et approfondir le réengagement de la France en Europe centrale et orientale, dans la continuité du discours d’Emmanuel Macron à Bratislava. Nous avons trop longtemps négligé nos partenaires de l’est de l’Europe, nous ne les avons pas suffisamment écoutés, en particulier sur la question russe. C’est la raison pour laquelle je me suis rendu à Varsovie et à Riga dès que j’ai été nommé afin de rappeler que les élargissements européens étaient une réunification avec cet Occident kidnappé selon la formule de Milan Kundera, et l’occasion de se réconcilier après avoir laissé la moitié du continent derrière le rideau de fer. Être plus présent en Europe, cela veut dire aussi renforcer le dialogue diplomatique et nos outils d’influence, comme notre présence dans les think tanks. Je pense — c’est encore une leçon que j’ai apprise à Washington — que les grands débats de politique étrangère ne doivent pas seulement se diffuser de façon verticale mais aussi horizontale. Tous les acteurs de la « Team France », les think tanks et les chercheurs, les Français de l’étranger, les députés nationaux et européens, les entreprises, doivent être des relais de l’influence française. Cette exigence sera au cœur de mon action.

Troisièmement, les dossiers de défense, qui concernent d’ailleurs aussi l’Europe centrale. Dans ce domaine, il convient de faire passer nos ambitions collectives au stade supérieur. J’ai été séduit par certaines propositions, comme celle de Kaja Kallas, quand elle était encore première ministre d’Estonie et qu’elle avançait l’idée d’un grand emprunt européen de 100 milliards sur la défense, à la fois pour développer les capacités nationales et pour soutenir l’Ukraine. Il faut pousser tout ce que l’on peut sur les sujets de défense dans les prochaines années. Comme il faut aussi faire tout ce qu’on peut pour pérenniser notre soutien à l’Ukraine. C’est fondamental. Voilà ce que j’ai mis dans mon agenda. Je rajouterai la nécessité de consolider la présence de la France et de l’Europe dans leur voisinage : les Balkans, la Moldavie, la Géorgie. Il faut accompagner ces pays vers l’Union européenne, les aider face à la guerre hybride que leur livre la Russie, aux ingérences massives, à l’instrumentalisation des conflits gelés, mais aussi face aux investissements chinois. Dernière remarque : nos leviers d’influence au sein des institutions de Bruxelles doivent être renforcés. Il faut faire en sorte que tous les ministres se rendent sur place, les aider en cas de blocages, identifier les parlementaires ou les membres de la Commission susceptibles de les épauler dans leur mission.

I. L. — Si l’abandon de la Crimée aux mains des Russes se confirme, une telle option n’aura-t-elle pas une saveur munichoise ?

B. H. — Sur ce sujet, ce qui est important, c’est de rappeler que les Ukrainiens ne se battent pas seulement pour leur liberté et leur souveraineté, mais aussi pour notre sécurité. Et que donc, fondamentalement, on ne les soutient pas par altruisme mais parce que ce sont nos intérêts de sécurité qui sont en jeu. Il ne faut pas laisser une Russie revancharde et agressive aux portes de l’Union européenne et de l’OTAN, avec toutes les conséquences qu’auraient des guerres hybrides et informationnelles lancées contre nos démocraties, en particulier sur les prix de l’alimentation ou de l’énergie. C’est la raison pour laquelle le soutien à l’Ukraine doit se pérenniser, notamment le soutien militaire, qui vise à placer les Ukrainiens dans le meilleur rapport de force possible sur le terrain le jour où ils décideront — s’ils le décident — d’entamer une négociation avec Moscou. Il faut aussi les accompagner sur le chemin de l’Union européenne et de l’OTAN. Non seulement parce que c’est la meilleure façon d’assurer la stabilité et la dissuasion à long terme dans la région, mais aussi parce qu’ils se battent pour cet objectif depuis 2014. C’est le drapeau européen, souvenons-nous en, qui était brandi sur la place Maïdan — cette place qui, depuis, est devenue le symbole de l’aspiration à un avenir démocratique. À bien des égards, l’esprit européen, celui qui peut revitaliser notre projet, se trouve davantage à Kiev, chez nos voisins qui sont prêts à mourir pour son drapeau, qu’à Bruxelles. Cette constatation nous confère une responsabilité particulière.

I. L. — Poutine a violé allègrement les engagements inscrits dans le mémorandum de Budapest. Pourquoi devrait-on lui faire davantage confiance lorsqu’interviendra un règlement politique de la crise ukrainienne ?

B. H. — Quel que soit le règlement politique, il ne faudra jamais, justement, qu’il repose sur la confiance, mais sur de vraies garanties de sécurité crédibles, sur un rapport de dissuasion solide. C’est pour cette raison que l’Europe doit continuer à se réarmer sur les plans militaire, intellectuel et moral. Car il faut comprendre que nous avons des adversaires et que nous vivons dans un monde de menaces. Il ne s’agit pas de donner un blanc-seing à Vladimir Poutine et de s’en remettre à la signature d’un bout de papier. Nous devons défendre notre sécurité. Je plaide pour une Europe réaliste. Je m’inscris dans le réalisme libéral de Raymond Aron : l’Europe doit avant tout défendre ses intérêts, ce qui implique de défendre la liberté intrinsèquement liée à la sécurité et à la stabilité de notre continent. Le réalisme, ce n’est pas le défaitisme ou le cynisme. C’est comprendre le tragique, c’est-à-dire parfois l’incompatibilité des intérêts et la persistance de la violence, le fait que nous avons des ennemis quand ils nous désignent, même à notre corps défendant. Comprendre aussi la nécessité de se défendre et d’investir dans notre outil de sécurité. C’est pour cela que, quelle que soit l’issue d’une éventuelle négociation — et, encore une fois, c’est aux Ukrainiens d’en décider —, ce serait une erreur existentielle de considérer que cette affaire était une parenthèse. La guerre en Ukraine n’est pas une parenthèse. D’ailleurs, j’ai toujours détesté l’expression « le retour de la guerre en Europe » parce que la guerre ne s’est jamais absentée du continent.

Avant l’invasion de l’Ukraine, nous avons eu le rideau de fer et le totalitarisme, puis les Balkans, puis la guerre en Géorgie en 2008 et l’annexion de la Crimée en 2014. Malgré ces évidences, nous avons eu l’arrogance de croire que les Balkans ou la guerre de Géorgie n’étaient qu’un anachronisme, le résidu d’une vieille haine ethnique qui ne nous concernait pas, nous qui avions dépassé ce stade… Nous pensions être arrivés dans un monde post-historique, celui de Fukuyama, où l’on avait réussi à remplacer les rapports de force par des relations régies par le droit et l’économie. En 2014, les Européens se sont aperçus que tout cela n’était qu’une illusion et ils ont enfin amorcé leur réveil stratégique. Effectivement, nous avons, sur le continent européen, remplacé la violence par des relations de coopération. C’est une avancée historique majeure. Mais, si nous voulons préserver ce modèle, il faut être capable de le défendre, même face à des concurrents et à des rivaux qui eux, ne raisonnent pas de cette façon. En fait, il faut avoir deux cerveaux : le premier destiné à la coopération européenne sur notre continent, notre monde « kantien » ; le second qui comprend la violence et le monde « hobbesien » des autres et sait y répondre.

I. L. — À quoi attribuez-vous la montée des populismes en Europe ?

B. H. — Le débat politique s’est transformé. Il a glissé d’une opposition droite/gauche centrée sur les questions économiques et sociales à des divergences concernant l’ouverture et la fermeture des frontières, la confiance en l’Europe, le libre-échange, la mondialisation ou le repli nationaliste. Pendant longtemps — je vous l’ai dit tout à l’heure —, les élites ont sous-estimé l’importance de certains sujets, comme la désindustrialisation ou la question migratoire. Nous avons besoin, aujourd’hui, d’un discours qui prône la réindustrialisation, le renforcement de la sécurité, la maîtrise des frontières face à l’immigration et même la défense de l’identité culturelle. Moi, je suis pro-européen, mais je ne suis pas fédéraliste. Je considère que l’Europe est composée de 27 États et de 27 cultures — des États qui ont chacun leur histoire, leur géographie et leurs institutions. C’est une force et une richesse. Cette complexité implique qu’il faut du temps pour négocier et parvenir à une position commune. Il est évident qu’on est plus forts quand on est unis au niveau européen, face à la Chine, aux États-Unis, à l’Inde ou à la Russie. Je suis convaincu que, si elle s’en donne les moyens, l’Europe peut projeter son influence et sa puissance sur la scène internationale. Cela dit, si je fais ces efforts, c’est en tant que Français, pour défendre les intérêts de la France, de son histoire et de sa culture en Europe.

I. L. — Quel jugement portez-vous sur la politique migratoire de Giorgia Meloni ?

B. H. — Giorgia Meloni est arrivée au pouvoir dans un contexte particulier. Pendant trop longtemps, nous avons abandonné les Italiens sur la question migratoire. La création de la zone Schengen fut une avancée historique sur le plan européen, mais quand on décide de supprimer les frontières intérieures, il faut être capable de maîtriser les frontières extérieures et de consacrer les ressources humaines et financières nécessaires à cette protection. Au lieu de quoi nous avons laissé les Grecs et les Italiens affronter seuls le problème. Nous portons dans cet échec une part de responsabilité, et c’est là-dessus que Mme Meloni a mis le doigt lors de sa campagne électorale. En réalité, les bons résultats dont elle se targue sont tous liés à la coopération européenne. À défi européen, réponse européenne : c’est pourquoi il est essentiel de mettre en œuvre, le plus rapidement possible, le Pacte asile et migration, qui permettra notamment une première sélection des demandeurs d’asile à la frontière. C’est la Commission, en effet, qui a signé le partenariat de maîtrise de la frontière maritime avec la Tunisie. Quant aux fameuses solutions innovantes, comme les « hubs », je constate que, pour l’instant, elles ne fonctionnent pas. Le projet qui consistait à déléguer le tri des migrants à l’Albanie est en panne. Comme l’est également celui qui avait été initié par le Royaume-Uni avec le Rwanda. Je suis très réservé sur la possibilité logistique et financière de mettre en place ce type de formule, même si je n’ai pas de tabou sur la question. Il est vrai que les opinions publiques réclament une plus grande maîtrise de l’immigration, une politique qui permette de fixer, très clairement et de façon démocratique, les critères définissant ceux qui ont vocation à entrer en Europe et ceux qui n’ont pas vocation à y rester. Pour ces derniers, il faudra se donner les moyens de les faire partir. Avoir des frontières et être capable de les défendre, cela fait partie de l’agenda de souveraineté européenne. Mon travail consiste en outre à parler aux 27 pays de l’UE et à les respecter. C’est la raison pour laquelle j’ai déjà rencontré à plusieurs reprises des membres du parti de Giorgia Meloni et que je me rendrai prochainement à Rome. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai récemment discuté avec mon homologue hongrois lors de la visite de Viktor Orban à Paris.

I. L. — Quels sont les leaders européens dont la « vision » de l’Europe est la plus proche de la vôtre ? Ceux dont elle est la plus éloignée ?

B. H. — Je me reconnais clairement dans la vision que développe Emmanuel Macron depuis 2007, dans l’agenda de la Sorbonne, dans la souveraineté européenne, dans le discours de Versailles et dans celui de Bratislava, dans l’idée d’une Europe qui assume de défendre à la fois ses intérêts et sa puissance. Je m’inquiète de voir l’Europe disparaître des équilibres du monde. Quand on constate son retard vis-à-vis des États-Unis sur le plan économique et technologique, dans le domaine de l’IA ou du quantique, quand on voit les avancées d’Elon Musk dans le domaine spatial, on ne peut s’empêcher de penser que notre continent vit une sorte de moment Spoutnik. Surtout si l’on ajoute à cela la dimension démographique, avec une population européenne en recul. Bref, certaines tendances de fond sont inquiétantes. C’est ce constat que dresse Emmanuel Macron, souvent de façon assez disruptive et directe, parce qu’il faut réveiller les esprits. Après, à nous de le mettre en musique… De quelle vision je me sens le plus éloigné ? De celles qui manquent de ce sentiment d’urgence. De celles qui se complaisent dans le déni et continuent de croire au « business as usual ».

I. L. — Vous faites allusion à l’Allemagne ?

B. H. — Il est vrai qu’on a pu voir des différences d’appréciation sur certains sujets. Toutefois, des grandes avancées, comme le grand emprunt Covid, ont été rendues possibles grâce à notre partenariat avec l’Allemagne. Mais cela ne doit pas nous empêcher de continuer à investir dans la relation avec Berlin. Depuis que je suis en poste, je me suis rendu chaque semaine en Allemagne pour y rencontrer mon homologue, mais aussi des députés du Bundestag et des entrepreneurs. Toutefois, cette relation ne doit pas être exclusive. Il ne faut pas nourrir une nostalgie pour une Europe restreinte et carolingienne à six. Au contraire, une Europe élargie et réunifiée peut ouvrir de nouvelles perspectives pour notre diplomatie, à condition que nous sachions faire preuve d’agilité et créer des coalitions avec tous. Après tout, une Europe dont le centre de gravité se déplace au centre ou à l’est n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Du temps de l’Europe des Habsbourg et du Saint-Empire, sous Richelieu et Mazarin, notre influence n’a jamais été aussi forte, précisément parce que nous savions jouer des alliances de revers et multiplier les coalitions ! Il faut aussi, et nous le faisons mieux depuis quelques années, travailler avec d’autres pays notamment sur les dossiers migratoires et économiques : avec les Italiens, les Espagnols, les Grecs, les pays d’Europe centrale et orientale, sur les questions stratégiques et de défense européenne. Il faut assumer nos désaccords avec les Allemands lorsqu’ils se font jour. Mais nous avons une responsabilité historique — et je ne m’exprime pas à la légère — qui est de ne jamais laisser ces désaccords définir notre relation.

I. L. — Et sinon, à part Macron, de qui en Europe vous sentez-vous le plus proche sur le plan des idées ? 

B. H. — On voit émerger, à l’Est, une génération de leaders jeunes, ambitieux et dynamiques qui portent une vision européenne et stratégique. Deux d’entre eux m’impressionnent particulièrement : Kaja Kallas et Gabrielius Landsbergis. Le ministre des Affaires étrangères de Lituanie est une voix pour l’Europe. Quant à l’ancienne première ministre estonienne, elle est à la fois atlantiste et extrêmement ambitieuse sur la défense européenne. J’espère, à Bruxelles, pouvoir travailler avec elle, notamment sur le voisinage, les Balkans et les questions de défense.

I. L. — Jusqu’où, concrètement, faut-il soutenir l’Ukraine ? Que serait, à vos yeux, une « victoire » de Kiev ? Une telle victoire implique-t-elle nécessairement une restitution de la Crimée et du Donbass ?

B. H. — Quand on parle de la victoire ou de la fin de la guerre, il ne faut jamais perdre de vue la dimension politique. Les Ukrainiens se battent depuis 2014 pour leur avenir européen. Fondamentalement, c’est pour cela qu’ils ont été attaqués par la Russie, qui veut effacer la spécificité de ce pays, son identité nationale, et qui veut empêcher les Ukrainiens de choisir librement leur orientation politique, démocratique et géopolitique, c’est à dire l’Union européenne et l’OTAN. Chaque fois que je me rends en Ukraine — et j’y suis allé souvent lorsque je présidais le groupe d’amitié France-Ukraine à l’Assemblée nationale —, on me pose la question de la date d’adhésion. C’est un long processus, qui exige des réformes profondes, liées à l’état de droit, au marché, à la lutte contre la corruption, à l’indépendance de la justice, etc. Il n’y a pas de passe-droit pour les Ukrainiens, mais il est clair qu’il faudra les accompagner sur ce chemin. L’Europe doit se préparer à cette prochaine vague d’élargissements en envisageant une transformation des institutions européennes.

I. L. — Sentez-vous l’antisémitisme croître en Europe ? À quoi attribuez-vous cette résurgence ?

B. H. — C’est un phénomène que l’on observe depuis une vingtaine d’années. À l’antisémitisme traditionnel, nationaliste, d’extrême droite se mêle un nouvel antisémitisme, pour l’essentiel islamiste, qui est à l’origine de nombreux actes violents et de meurtres, en France notamment. Je n’aime pas l’expression « importation du conflit », par référence aux événements du Moyen-Orient. Il n’y a pas d’importation : il y a un conflit instrumentalisé pour attaquer les Juifs. On a vu ce mouvement s’accélérer depuis le 7 octobre parce que les attentats du Hamas ont libéré la violence contre les Juifs. La seule réponse à ces débordements doit être la fermeté absolue et la défense de notre modèle républicain. En France, le gouvernement est extrêmement mobilisé pour protéger les sites de la communauté juive, les écoles, les synagogues, les lieux culturels. Il est à déplorer, évidemment, que les fidèles doivent se rendre à la synagogue sous protection policière. Mais heureusement que cette protection policière existe. Certaines forces politiques ont fait de l’antisémitisme leur carburant électoral, à commencer par la France insoumise. Cette exploitation à des fins électorales doit être dénoncée et combattue avec la plus extrême fermeté. Il faut rappeler sans cesse que, lorsqu’on attaque les Juifs, on attaque la France, et que la France ne le tolérera pas. 

I. L. — Quels sont, en Europe, les antisémitismes les plus dangereux (LFI en France, les néonazis en Allemagne ou en Autriche) ? Quelles mesures concrètes devrait-on prendre pour les endiguer ?

B. H. — Je pense qu’il faut éviter d’introduire une gradation et combattre avec la même détermination tous les antisémitismes qui se développent sur le continent. Avec des réponses nationales, mais aussi des réponses européennes. Parmi ces dernières, je citerai la lutte contre la haine en ligne dans laquelle l’Europe a joué un rôle pionnier. Il faut inciter les plateformes à lutter contre la désinformation. Il est vrai que les réseaux sociaux ne sont pas la cause de l’antisémitisme mais un amplificateur, une tribune. Pour autant, ce qui est illégal dans la rue doit aussi l’être sur les réseaux sociaux. Il faut égelement surveiller l’utilisation des fonds européens. Nous avons protesté, par exemple, contre le financement par le programme Erasmus d’une université à Gaziantep, en Turquie, qui célébrait le Hamas. L’UE est une union de valeurs, celles de la démocratie. Ses fonds n’ont pas vocation à financer des prédicateurs islamistes.

I. L. — Selon vous, quel est le principal péril qui pèse sur les démocraties européennes ?

B. H. — Je dirais l’effacement. L’Europe risque de devenir un sujet plutôt qu’un acteur des relations internationales, d’être réduite à un terrain d’affrontement entre grandes puissances sur les plans militaire et technologique. L’autre risque qui menace les démocraties européennes, c’est qu’elles perdent la volonté de se battre, qu’elles renoncent à peser dans le monde. Il faut défendre la démocratie, chez nous face aux populistes et, à l’extérieur, face à ceux qui s’en prennent à nos valeurs et à nos modèles. Il faut aussi continuer à se battre sur le plan économique pour ne pas sortir de l’Histoire.

I. L. — Si vous aviez un conseil à donner à Mme von der Leyen, quel serait-il ?

B. H. — Je vois une exigence collective : celle d’une Europe qui réponde aux attentes de ses citoyens, qui prenne en compte la colère et l’insatisfaction des populations. Or, quand on négocie des accords commerciaux comme le Mercosur, qui vont parfois à l’encontre des normes environnementales, des principes d’équité pour nos agriculteurs ou nos entreprises, il convient d’en mesurer les conséquences politiques sur nos démocraties. Je n’ai pas de conseil à donner ! Mais cette exigence doit être la nôtre collectivement : ne jamais rompre le lien avec les citoyens et les territoires.

(1) Rapport de l’ancien premier ministre italien Mario Draghi sur la compétitivité de l’Europe, paru en septembre 2024.