Les rêveries d’un ancien fonctionnaire
posté le 28 mai 2020
Le potentiel de transformation inédit des organisations de travail ouvert par la crise du covid-19 doit nous inciter à recentrer notre activité sur l’essentiel.
Lorsque, jeune fonctionnaire à Bercy, j’étais de corvée pour la rédaction de fastidieuses études d’impacts ou d’évaluation de politiques publiques, que personne ne lisait naturellement, je rêvais d’un mécanisme de crash-test permettant de mesurer l’effet réel sur le bien-être de nos concitoyens de l’action d’une administration par sa suspension temporaire. Je vous l’accorde, les technocrates font des rêves bizarres.
Des années plus tard, à la tête d’une activité opérationnelle dans le secteur de l’énergie, j’ai fait comme vous tous l’expérience de l’arrêt brutal des activités d’une grande entreprise. Passée la désorientation inévitable des premières semaines, l’occasion de cette expérience naturelle était tout de même trop belle pour ne pas me poser la question qui, depuis la lecture de Bullshit Jobs de David Graeber, me suit comme une ombre dans la vie professionnelle : qu’est-ce qui est vraiment essentiel dans l’activité d’une entreprise ? Ou plutôt, rhabillée pour le printemps que nous connaissons cette année : qu’est-ce qui doit absolument continuer dans une entreprise quand tout s’arrête ?
Premier constat : la réaffirmation des priorités, sans grande surprise. Pour ce qui me concerne : mes équipes, mes clients puis mon compte de résultat. Ou dit autrement : i/ santé et sécurité des femmes et des hommes qui font l’entreprise, seules préoccupations pour lesquelles les consignes ne sont jamais assez répétées ; ii/ sécurisation juridique des affaires en cours et entretien en basse fréquence des relations commerciales, même appauvries ; iii/ préservation du compte de résultat en acceptant l’idée que l’année est fichue en attendant la suivante qui sera forcément meilleure. Je concède très volontiers que la trésorerie oblige ; elle reste, pour autant, un effet et non une cause de l’état des deux premiers piliers.
Deuxième constat : l’entretien du feu. La démobilisation, le désengagement peut ruiner le projet d’entreprise : comment les entretenir lorsque tout pousse à l’arrêt ? Ce conflit a rendu manifeste de mon point de vue l’importance du travail de vision et d’imagination du futur désirable – expression que je manipulais pourtant avec beaucoup de précaution et circonspection avant la crise –. La nécessité également de les dépouiller des scories qui en dénature leur portée : moins de volapük managérial, plus de simplicité. Enfin, s’assurer que chacun y adhère et puisse, dans un format approprié, exprimer également ses réserves.
Troisième constat : la valeur latente de la présence. Si cette crise apparaît comme la consécration ultime du télétravail, elle me semble également être une reconnaissance définitive de l’indispensable présence physique, malgré les assauts répétés du digital. Diriger à distance, le plus souvent derrière un écran sombre, une présentation illisible ou une vidéo hachée, nous prive de la communication de notre corps, peut-être sa forme la plus efficace. En d’autres termes, présenter un projet d’investissement à un comité d’engagement ou un plan de continuation d’activité aux instances représentatives du personnel sans bénéficier de votre langage corporel exposera les faiblesses de votre argumentation sans aucune forme de prévenance. J’en ai fait la douloureuse expérience !
Quatrième constat : ce qui est vraiment inutile – on y arrive ! Pêle-mêle : les demandes mal définies, sans résultats car sans causes réelles ; le cérémoniel statutaire – townhall, webconferences, etc. – sans réponses concrètes ; la juxtaposition des comités de pilotage entretenant la dilution des responsabilités ; le reporting non exploité, sans analyse ni restitution de synthèse ; les cellules de crises sans crise ; et, probablement mon coup de cœur : le coaching de gestion de crise qui encombre un agenda… de gestion de crise. Ou comment demander à quelqu’un qui est en train de couler de remonter à la surface afin de lui expliquer les bons gestes de la nage.
Cinquième constat : mea culpa. Alors que je m’apprêtais à savourer délicieusement le retrait en ordre dispersé de toutes les tâches bullshit dont nous sommes les otages, je me suis surpris à en maintenir moi-même – par réflexe, par mimétisme, par confort ? – ce qui m’a conduit à faire le deuil de cette quête impossible : dans toute entreprise, de la plus modeste à la plus grande, il restera vraisemblablement toujours une part d’incompressible bureaucratie.
Pour en revenir donc à la question qui était posée, s’il y a bien quelque chose qui émerge dans les quelques observations évoquées plus haut – la définition des priorités, la feuille de route, la communication, la résilience – c’est bien la gouvernance de l’entreprise qui doit justement absolument continuer quand tout s’arrête.