Libra, yuan numérique, L’Europe et la course à la suprématie de la monnaie numérique
posté le 11 septembre 2020
Peu d’évènements ont eu un impact aussi profond sur l’industrie de la blockchain que l’annonce de Libra, la monnaie numérique de Facebook.
Libra a fait entrer l’idée de la crypto-monnaie et des monnaies numériques dans le courant dominant. Par la suite la Chine a annoncé le lancement imminent d’un yuan digital qui est actuellement en période d’essai dans certaines banques de Shenzhen et devrait être opérationnel en 2022 pour les Jeux olympiques d’hiver de Pekin. Les gouvernements et les banques commencent à réaliser que les crypto-monnaies ne sont pas seulement une mode passagère et peuvent offrir des avantages tangibles en rendant les transactions moins chères et plus rapides, et en ouvrant l’accès à l’économie mondiale.
En Europe, Libra et l’annonce du yuan numérique a suscité un débat plus large sur la position de l’Europe parmi les opérateurs mondiaux de systèmes de paiement. Le sentiment général tant à la BCE (Banque Centrale Européenne) qu’aux ministères des finances des grandes puissances européennes est que l’Europe est à la traîne par rapport aux autres fournisseurs mondiaux de services de paiement.
Benoît Cœuré, ancien membre du directoire de la BCE, a été l’un des principaux défenseurs de cette position, soulignant le fait que plus des 2 tiers des paiements autres qu’en espèces sont effectués au moyen de systèmes de cartes non-européens. Les multinationales américaines Visa et Mastercard dominent le marché européen du paiement par carte, tandis que des sociétés chinoises comme Alipay se développent fortement en Europe. Le risque pour les États membres de l’UE de dépendre uniquement de fournisseurs de paiement étrangers est considérable : la puissance monétaire des pays étrangers peut être utilisée pour répondre à des intérêts divergents de ceux de l’UE.
Une telle configuration a mené l’élite financière Européenne à s’enthousiasmer pour l’idée d’une monnaie digitale au sein de la zone euro. Christine Lagarde, directrice de la BCE, a récemment révélé que la BCE envisageait d’émettre une monnaie numérique afin de répondre à la tendance de baisse de l’utilisation des espèces. La Banque des Règlements Internationaux (BRI), basée à Bâle et détenue par 60 banques centrales, a également lancé une initiative visant à créer une monnaie numérique de banque centrale pour une utilisation entre banques.
L’Europe est très bien placée pour créer une telle monnaie numérique de banque centrale. Contrairement aux tentatives de lancement de monnaies numériques au sein de pays relativement petits, comme la Suède, la taille et l’échelle de l’Europe réunies garantiraient la viabilité à long terme du projet.
Des régulateurs européens ont également fait preuve d’une attitude positive et d’une ouverture à l’égard des monnaies numériques. La France s’est imposée comme l’un des principaux pôles pour les entreprises fintechs. L’Autorité des Marchés Financiers (AMF) a pris l’initiative de créer un département chargé de rigoureusement réglementer le secteur. Le Royaume-Uni a également mis en place un environnement réglementaire accueillant, en lançant le premier « bac à sable » réglementaire pour le secteur fintech – un espace expérimental dans lequel les entreprises peuvent tester des services sans immédiatement subir toutes les contraintes réglementaires liées à leur activité. Le succès du projet a depuis conduit plus de 13 États membres de l’UE à adopter des « bacs à sable » expérimentaux similaires ou des centres d’innovation uniquement dédiés aux fintechs.
Post Libra et yuan numérique, les avantages d’une monnaie numérique européenne émise par la banque centrale ont également trouvé un écho plus fort auprès des décideurs politiques européens. Le Ministre français de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, est l’un de ces ardents défenseur, appelant la BCE à « accélérer sa réflexion sur une monnaie numérique publique » afin de concurrencer Libra.
Les raisons de cette démarche sont claires : l‘utilisation des espèces est en déclin, les transactions financières se font désormais à un rythme rapide entre différentes parties du monde plutôt que dans de petites communautés localisées. Une monnaie numérique gérée de manière centralisée permettrait de réduire les coûts de transaction élevée inhérent au système financier actuel, et de considérablement accélérer ces transactions. Une monnaie numérique offrirait également un meilleur accès au financement pour les citoyens non bancarisés, un chiffre que la banque mondiale estime à 1,7 milliard au niveau mondial. Une monnaie numérique de banque centrale augmenterait l’efficacité des services de règlement et de compensation que les banques centrales offrent aux banques commerciales, avec à la clé d’importantes économies tant pour les prestataires de services que pour les consommateurs.
Si la demande pour une monnaie numérique est devenue évidente, la forme que prendra celle-ci l’est moins. Un dialogue considérable doit avoir lieu entre les différentes parties prenantes sur la forme exacte que devrait prendre cette monnaie : doit-elle porter un taux d’intérêt, doit-elle être anonyme, doit-elle agir en complément ou en remplacement des dépôts bancaires ? Ce sont là autant de questions clés auxquelles les décideurs politiques devront répondre. Il convient également de souligner le problème de passage à l’échelle de la vitesse de transaction qu’ont de nombreuses monnaies basées sur des registres distribués. Alors que Visa peut traiter environ 1700 transactions par seconde, Bitcoin n’en traite que 4,6 par seconde. Les développeurs de Blockchain devront résoudre le problème du passage à l’échelle avant qu’un système de paiement mondial aussi sécurisé et décentralisé que Bitcoin puisse être mis en place.
Néanmoins, ne vous y trompez pas, l’innovation dans la manière dont nous transférons et utilisons les devises est en marche. La technologie a changé la façon dont nous utilisons la monnaie et il va de soi que les monnaies numériques vont modifier notre rapport aux transactions. L’ère des monnaies numériques n’en est qu’à ses prémices et il conviendra de rester attentif aux événements de ce bouleversement à venir. Entre l’arrivé d’acteurs privés comme Facebook dans un domaine jusque-là réservé aux États souverains, l’affranchissement du dollar dans les échanges mondiaux par une Chine expansionniste et les réactions de l’Europe face à ces acteurs, la monnaie numérique sera certainement dans les dix prochaines années l’un des secteurs par lequel les grands équilibres de notre monde risquent d’être modifiés durablement.