Par Loïc Dessaint, Chief Governance Officer de la société de conseil aux investisseurs Proxinvest
Ce mercredi 25 mai 2022, l’assemblée générale des actionnaires de TotalEnergies se voyait proposer de donner un avis consultatif sur le rapport Sustainability & Climate – Progress Report 2022 rendant compte des progrès réalisés dans la mise en œuvre de l’ambition de la Société en matière de développement durable et de transition énergétique vers la neutralité carbone et de ses objectifs en la matière à horizon 2030, et complétant cette ambition.
Le conseil d’administration indiquait que cette consultation répond à certaines attentes exprimées en ce sens et contribue au dialogue entre la Société et ses actionnaires dans un domaine de compétence propre du Conseil d’administration et que le conseil assume ainsi la responsabilité qui est la sienne de fixer les orientations stratégiques de la Société, tout en recueillant l’avis des actionnaires de la Société dans un domaine dans lequel un projet de résolution qui serait présenté par un actionnaire ne serait pas recevable.
- Dans une saine démocratie actionnariale, un conseil d’administration ne devrait pas s’auto-déclarer juge sur le fond de la recevabilité des projets de résolution externe
Il est surprenant de constater que le conseil d’administration de TotalEnergies a changé d’avis depuis 2020, en refusant désormais d’inscrire à l’ordre du jour une résolution climatique déposée par MN Services et d’autres investisseurs. En effet, par communiqué du 27 avril 2022, la société TotalEnergies expliquait que « Le Conseil a constaté que la proposition de résolution déposée par MN et 10 autres actionnaires n’est pas recevable, notamment car elle empiète sur la compétence d’ordre public du Conseil d’administration de fixer la stratégie de la Société. Le Conseil ne peut donc pas l’accepter. Sous couvert d’une transparence de l’information à fournir dans le rapport de gestion, la proposition de résolution reviendrait en réalité à encadrer la stratégie « pour aligner ses activités avec les objectifs de l’Accord de Paris » et « pour (i) fixer des objectifs de réduction en valeur absolue (…) des émissions directes ou indirectes de gaz à effet de serre (…) et (ii) les moyens mis en œuvre par la Société pour atteindre ces objectifs » alors que la définition de la stratégie est de la pleine compétence du Conseil d’Administration. »
Le conseil d’administration ne semble pourtant pas disposer du pouvoir de juger de la recevabilité d’une résolution externe, à l’exception du contrôle des formalités (détention de capital et délai de réception). L’interprétation en 2020 du conseil d’administration de Total était donc correcte et son refus en 2022 semble donc injustifié. Le mémento Francis Lefebvre rappelle que « le Président du conseil d’administration doit accuser réception des points ou des projets de résolution » (art. R225-74, al. 1 du Code de commerce) et que « les projets de résolution doivent être inscrits à l’ordre du jour (art. R225-74, al. 2) ce qui interdit au conseil d’administration ou au directoire de se faire juge de leur opportunité ». L’article R225-74, al. 3 du Code de commerce prévoit enfin que les projets de résolution doivent être soumis au vote de l’assemblée. Le conseil d’administration de 2020 avait donc raison de considérer que la contestation de la légalité d’une résolution ne peut se faire que devant la justice, ni le Président ni le conseil d’administration ne se voyant octroyer de droit de veto par les dispositions législatives ce qui semble logique dans un état de droit comme la France soucieux de la démocratie actionnariale et des droits des actionnaires. Le refus d’inscription à l’ordre du jour d’une résolution crée un risque inutile d’annulation de l’assemblée générale qu’il est préférable d’éviter.
C’est aux tribunaux et non au conseil d’administration de juger si un projet de résolution externe empiète sur les prérogatives du conseil d’administration.
- L’assemblée générale des actionnaires est souveraine pour définir dans les statuts l’objet social de l’entreprise, définissant ainsi les activités autorisées et son éventuelle Raison d’Être.
Au-delà du fait que le conseil d’administration ne dispose pas légalement de droit de veto, considérer que la résolution des minoritaires n’était pas légale car empiétant dans une compétence propre du conseil d’administration était fortement discutable. Le conseil d’administration doit définir la stratégie mais il convient de rappeler que celle-ci doit être conforme aux dispositions statutaires. Ainsi les statuts, votés par les actionnaires en assemblée générale extraordinaire, définissent les activités autorisés (objet social) et le conseil d’administration doit alors définir une stratégie qui soit conforme aux dispositions statutaires. Ceci est d’autant plus vrai depuis que la Loi Pacte du 22 mai 2019 offre à l’assemblée générale d’insérer dans les statuts une raison d’être et d’adopter le statut d’entreprise à mission. C’est à la stratégie du conseil d’administration de se conformer aux activités autorisées dans les statuts. Les statuts forment un cadre au sein duquel les orientations stratégiques peuvent être définies par le conseil. Si le conseil d’administration dispose de pouvoirs propres (principe de séparation des pouvoirs), les associés ont le pouvoir de prendre les dispositions les plus importantes (principe de hiérarchie et principe de souveraineté de l’assemblée générale).
Trois raisons laissent à penser que la décision du conseil d’administration de TotalEnergies est fragile. La résolution proposée par les actionnaires rappelait tout d’abord que la stratégie est définie par le conseil d’administration. Son texte n’était ensuite pas assez précis, détaillé et long pour pouvoir constituer une réelle « stratégie ». Enfin une demande de transparence supplémentaire n’a rien à voir avec la détermination d’une stratégie.
La société semble s’être cachée un peu trop vite derrière l’arrêt Motte de 1946 pour priver les actionnaires d’un vote sur une résolution pourtant inscrite à l’ordre du jour de nombreuses sociétés productrices d’hydrocarbure à travers le monde (dont BP, Shell et Equinor en Europe). Il est bien trop simple d’écarter cette résolution climatique, pourtant juridiquement complexe, à la seule lumière du cas très particulier de l’arrêt Motte. Il aurait été plus respectueux des droits des actionnaires d’inscrire le projet de résolution à l’ordre du jour et de le contester éventuellement devant la justice dans un second temps.
Les investisseurs sont désormais invités par l’article 29 de la Loi Energie-Climat à rendre compte de leur stratégie d’engagement auprès des émetteurs en communiquant notamment le « bilan de leur politique de vote, en particulier relatif aux dépôts et votes en assemblée générale de résolutions sur les enjeux environnementaux, sociaux et de qualité de gouvernance ». La capacité des investisseurs à déposer des résolutions externes sur les enjeux extra-financiers est un sujet essentiel pour la place de Paris et il serait dangereux pour la démocratie actionnariale que les conseils d’administration, par nature conflictés, se déclarent juges de leur recevabilité.