Quel nouveau rôle pour l’administrateur ? Retrouver la juste place du droit.

La crise sanitaire et la crise économique qui en découle conduisent à s’interroger sur les attentes qu’une entreprise peut légitimement avoir à l’égard de ses administrateurs dans l’exercice de leurs fonctions : Si, durant les périodes de croissance, il a été nécessaire d’attirer systématiquement l’attention du conseil et des dirigeants sur l’existence de risques juridiques, il convient aujourd’hui de mettre davantage l’accent sur la juste mesure de ces risques afin de ne pas freiner la reprise qui ne se fera pas sans audace.

1/ Les mesures gouvernementales ont été respectées par les entreprises, ce qui a conduit à un arrêt net de l’économie. Un sentiment de crainte et de défiance s’est généralisé. Crainte et défiance vis-à-vis de l’autre, car sa seule fréquentation présente un risque. Ce sentiment s’est aussi développé vis-à-vis de l’Etat et il a été alimenté par une politique très centralisée, perçue comme infantilisante et déresponsabilisante. L’Etat a en effet adopté des mesures portant atteinte aux libertés les plus fondamentales sans avoir toujours laissé les collectivités locales et les autres corps intermédiaires intervenir au plus près des citoyens comme l’aurait nécessité l’application du principe de subsidiarité. Le Conseil d’Etat l’a rappelé fermement au Gouvernement en jugeant que l’atteinte à la liberté des cultes ne respectait pas le principe de proportionnalité. L’interdiction était trop générale et trop absolue et l’Etat aurait dû écouter les représentants des religions et les laisser agir afin d’appliquer des mesures mieux adaptées et plus respectueuses de cette liberté fondamentale. Il est certain que cette décision serait transposable à d’autres hypothèses et qu’elle impose dorénavant au Gouvernement de faire preuve de plus d’écoute et de discernement.

2/ Le travail et l’esprit d’entreprise n’ont pas été encouragés en raison de la mise en place d’un mécanisme de chômage partiel très avantageux, mais également de l’exercice du droit de retrait par les salariés dans de grandes entreprises publiques, ou de l’exercice des droits d’alertes, de la multiplication des procès en responsabilité à l’encontre des ministres ou encore des menaces de mise en jeu des responsabilités pénales des dirigeants, menaces rappelées de façon quotidienne dans les médias.

3/ L’effondrement de l’économie française est le résultat de la multiplicité de comportements individuels que l’on a pu constater et qui ont été influencés par ces facteurs. Ainsi, pour se mettre à l’abri des risques, certains acteurs ont adopté des mesures allant plus loin que celles exigées par le Gouvernement (en matière de fréquentation des locaux, de déplacement, etc.), d’autres ont reporté ou renoncé à des projets par simple prudence alors que ce n’était pas strictement nécessaire, d’autres se sont enfin installés dans un attentisme passif et, pensant qu’il suffirait de laisser passer quelques jours, ils n’ont pas cherché de solutions alternatives.

4/ La publication de milliers de pages de recommandations par le Gouvernement et la crainte du Comply or Explain conduit souvent à une surinterprétation de ces règles. En Grande-Bretagne, l’Université de Cambridge annonce au mois de mai que l’année universitaire 2020/2021 sera en distantiel provoquant ainsi une surenchère de prudence au sein du monde universitaire. De nombreuses entreprises imposent un télétravail complet – laissant leurs bureaux totalement vides – sans prendre suffisamment en compte les souffrances que peuvent provoquer par exemple, pour les jeunes professionnels, le fait de rester avec des enfants en bas âges dans un appartement exigu pendant des mois. Enfin, le non-essentiel a été vite éliminé comme les stages souvent annulés ou ces trop nombreux travailleurs mis en chômage partiel provoquant un terrible sentiment d’inutilité, d’abandon, de déclassement alors qu’il aurait été possible de valoriser ces ressources.

5/ Ces renoncements et ces annulations sont d’abord supportés par les parties prenantes les plus faibles dans les entreprises même si le report ou l’abandon des dividendes a parfois été décidé. Et, au sein du monde des entreprises, ce sont comme toujours les PME qui souffrent le plus notamment en raison de l’adage Too Big to Fail, érigé en loi d’airain de la Realpolitik économique.

6/ Que peut-on alors attendre d’un administrateur aujourd’hui ? Certainement pas un repli frileux et obsessionnel sur le risque de mise en jeu de sa propre responsabilité, encore moins un rôle de Cassandre qui ne fait qu’interpeler le dirigeant sur les risques. L’administrateur a pourtant été habitué à cette posture pendant des décennies et les juristes l’y ont conduit par le rappel systématique des risques juridiques et de mise en jeu de sa responsabilité pénale. Aujourd’hui encore, on apprend plus à identifier un risque qu’à le mesurer. Il convient de faire un pas de plus. L’incertitude du monde actuel nécessite en effet d’accepter certains risques nouveaux. Pour cela, il est nécessaire non seulement de les identifier mais aussi de les évaluer et de les limiter. Je constate encore trop systématiquement la responsabilité pénale utilisée comme un joker et justifiant, sans discussion possible, un refus ou un renoncement. L’administrateur doit aujourd’hui rappeler que diriger, c’est prendre sa part de risque et aider à définir cette part de risque.

7/ L’administrateur peut également aider à adapter la RSE à ce nouveau contexte. La RSE ne doit plus être une simple obligation de type compliance, incitant à une surenchère de prudence et de précaution. La RSE doit également rappeler aux dirigeants leur devoir d’entreprendre, de faire part d’audace et de s’adapter à la nouvelle donne. Elle doit favoriser le courage et l’action pour contrecarrer la peur et défiance. Il s’agit en effet, par la somme de micro-comportements individuels, de ne pas sacrifier une génération, d’agir pour le bien commun et d’éviter de renforcer les forts et d’affaiblir les faibles par une politique qui in fine ferait les affaires des rentiers.

8/ Le CA ne doit donc pas être seulement une séance d’examen pour les dirigeants mais un encouragement et un questionnement sur les retards ou les annulations. Sont-ils strictement justifiés par la crise et par le droit ou le fruit de positions prudentes ? N’a-t-on pas tendance à décider en anticipant des refus ou des retards des partenaires projetant inconsciemment sur l’autre ses propres craintes et aggravant de ce simple fait la chaine des retards et annulations ? Chacun doit se poser la question pour chaque décision et la décision doit être prise au regard des différentes options clairement et explicitement posées.

9 / Il ne s’agit donc pas de critiquer les réflexes passés qui ont été utiles compte-tenu des circonstances des temps passés. Il serait en revanche critiquable de ne pas modifier les comportements des administrateurs et le fonctionnement des conseils pour les adapter aux temps nouveaux.

10/ Il est certain que les entreprises qui prendront ce virage rapidement – celles qui parviendront à apprivoiser les risques nouveaux et à apprendre à vivre avec – bénéficieront d’un avantage concurrentiel. L’administrateur doit aider en ce sens.