Entretien avec Pierre Servent*
Cet entretien a été conduit par Thomas Hofnung**
Thomas Hofnung — Le cap des 500 jours de guerre en Ukraine a été franchi. Le front apparaît globalement figé, et le président Zelensky a lui-même reconnu que la contre-offensive ukrainienne patinait. Il a également souligné la supériorité aérienne des forces russes. Est-on entré dans une guerre longue, une guerre d’usure ?
Pierre Servent — À dire vrai, plus cette guerre avance, moins je me sens à même de faire des prévisions et des pronostics. L’histoire militaire est remplie d’exemples où ce qui n’était pas prévu s’est passé. La défaite de Diên Biên Phu, il y a 70 ans en Indochine, en est un exemple saisissant. C’était impossible, et pourtant c’est arrivé. La guerre, ce sont en permanence des choses impossibles qui se produisent.
Aujourd’hui, on peut néanmoins affirmer qu’un effondrement du front du côté russe paraît peu probable. Les Russes ont considérablement renforcé leur système « multicouches » de protection. Ils sont globalement montés en gamme sur les systèmes de brouillage et disposent d’une meilleure coordination. Au début du conflit, ils travaillaient à la soviétique, en silo. Il faut relever la réelle capacité de réaction de la Russie devant une accumulation initiale d’échecs — même si certains parmi les meilleurs, comme le général Popov, ont été limogés pour s’être montrés trop critiques. Le scénario le plus probable, c’est donc une guerre longue. Les deux parties sont à bout mais ne sont pas au bout, et personne ne peut lâcher.
T. H. — Quelle analyse faites-vous du côté ukrainien ?
P. S. — Si les Russes ont un problème d’effectifs qu’ils
« consomment » à haute intensité, du côté des Ukrainiens on observe une vraie fragilisation du corps d’encadrement. Les Ukrainiens ont perdu énormément d’officiers subalternes (au niveau des grades de lieutenants-capitaines) et de jeunes officiers supérieurs (commandants), qui sont morts au combat sur le front. Une fragilisation d’autant plus préoccupante que chez les Ukrainiens, contrairement aux Russes, une liberté d’action importante est octroyée au niveau du commandement de terrain — ce qui a fait le succès de l’armée ukrainienne depuis le début des combats. En plus de cette difficulté, ils combattent avec une main dans le dos, en ce sens qu’ils n’ont pas d’aviation. Dans cette guerre longue, les Ukrainiens vont très probablement continuer de mener des opérations spéciales à l’aide de commandos de marines engagés dans des assauts de la mer vers la terre, notamment en Crimée, ou de commandos de l’armée de terre agissant par petites unités.
T. H. — Avez-vous été surpris par leur capacité à résister ?
P. S. — Honnêtement, je ne pensais pas que les Ukrainiens parviendraient à résister de la sorte. Certes, les forces ukrainiennes ont bénéficié de la formation britannique et américaine depuis 2014. C’est sans doute le seul point positif de l’époque Trump, qui par ailleurs avait accepté de livrer des missiles Javelin à Kiev à condition qu’ils soient stockés près de la frontière polonaise.
Mais le facteur principal de cette résistance, c’est la mobilisation de l’armée qui a décidé de se battre farouchement pour éviter la répétition de ce qu’il s’était passé en 2014 dans le Donbass et en Crimée. Sans oublier une formidable mobilisation populaire,
mêlant aussi bien un jeune geek de 20 ans passionné par les drones, qui va grâce à Starlink « bidouiller » des systèmes pour aller frapper les colonnes russes immobiles, que cette grand-mère qui reconnaît aux actualités de la télévision russe telle position des envahisseurs dans une rue et qui prévient l’état-major ukrainien.
T. H. — Comment analysez-vous le rôle personnel du président Zelensky ?
P. S. — Il tient le choc dans la durée. Pour tous les hommes en responsabilité en temps de guerre, la pression psychologique est énorme. Souvenons-nous que de Gaulle, après l’échec du débarquement de Dakar en septembre 1940, fut à deux doigts du suicide. À la guerre, il faut que le pouvoir suprême soit incarné. C’est lui qui, d’une certaine manière, décide de la vie et de la mort de ses concitoyens. Or le président Zelensky, qui avait pourtant volontairement échappé au service militaire et qui n’avait strictement aucune expérience dans ce domaine, a parfaitement intégré les codes militaires. Pourtant, ce n’est jamais simple pour les civils de s’ajuster dans ce registre : est-ce qu’on en fait trop ou pas assez ? Or Zelensky joue juste, il est présent sur le terrain, il incarne ce lien avec son peuple, il crée ce sentiment de corps qui est absolument fondamental dans une guerre. À travers lui, c’est un État et une nation qui tiennent. C’est un classique de la guerre, si je puis dire : une situation paraît perdue, mais un chef se dresse et dit non.
T. H. — Sur le plan militaire, les Ukrainiens ont-ils de la réserve ?
P. S. — Kiev n’a pas encore engagé ses brigades mécanisées et ses blindés lourds. Le dispositif mis en place par la Russie — des multicouches de défense, je vous l’ai dit — présente un inconvénient non négligeable : on observe des espaces assez larges entre ces différentes couches. Or une fois que l’attaquant est parvenu à passer la première ou la deuxième ligne, il peut progresser s’il dispose encore des forces nécessaires, sur un axe ou, au contraire, se répartir sur la largeur. Ce qui pose alors un problème majeur pour la partie adverse : il lui faut défendre devant, il lui faut défendre à l’est, il lui faut défendre à l’ouest…
T. H. — Quelle est votre perception de la capacité de résistance de la population ukrainienne ?
P. S. — Ce que vit l’Ukraine est effroyable : 1 500 enfants tués ou blessés, et combien de milliers d’autres traumatisés, les innombrables pertes civiles, la destruction du pays, les paysages et les villages rasés, les forêts coupées à 1,5 mètre du sol, les arbres complètement arrachés, etc. C’est tout un pays qui doit vivre et scolariser ses enfants, alors que la Russie fait à grande échelle ce qu’elle a déjà fait en Syrie, c’est-à-dire viser d’abord des cibles civiles pour tenter de briser le moral de l’adversaire. Il n’est pas surprenant qu’on observe des signes de fragilité, des tentatives de se soustraire à la mobilisation, des signes parfois d’effondrement psychologique, toutes ces blessures non apparentes. La guerre, ce sont deux copains de 20 ans qui étaient au lycée ensemble, qui sont sortis avec les mêmes filles et qui vont au combat quand l’un des deux est littéralement coupé en deux. La puissance des armements modernes provoque des blessures terribles. Ce pays souffre, mais ma conviction, c’est que s’il ne reste qu’un Ukrainien avec une fourchette il se battra jusqu’au bout et s’attaquera au premier char russe venu ! Ce peuple ne lâchera pas, ce peuple ne cédera pas, parce c’est son existence qui est en jeu. Il a choisi le camp de la liberté. Pour les Ukrainiens, c’est maintenant ou jamais.
T. H. — L’histoire militaire est faite, comme vous le souligniez au début de notre entretien, de surprises stratégiques. En quoi pourrait-elle consister dans le cas du conflit en Ukraine ?
P. S. — On ne peut pas totalement exclure le scénario d’un cercle vertueux pour les Ukrainiens : une sorte d’effet domino où les pièces du pôle russe casseraient les unes après les autres. L’armée russe présente, en effet, d’énormes fragilités : elle ne dispose pas de suffisamment d’hommes déployés sur un front très long, et ses unités sont extraordinairement disparates. Cela va du jeune conscrit ou du jeune engagé avec une formation minimale… à des reliquats d’anciens régiments hérités de l’URSS — des régiments de qualité mais qui ont été détruits à 70 % et qui sont « re-complétés » avec des troupes ne disposant pas de la même expérience — aux paramilitaires de Wagner ou aux forces supplétives des républiques séparatistes (les Tchétchènes de Kadyrov, notamment). On trouve de tout ! Pour l’instant, à l’heure où nous nous parlons, Poutine se refuse à décréter une nouvelle mobilisation. C’est pourquoi le Kremlin va chercher à recruter des soldats au Kazakhstan, en Géorgie et même en Syrie. C’est là une faiblesse importante côté russe : on est en présence d’une armée « patchwork ». Or quand on parle dans le langage militaire d’un « chef de corps », cela veut dire quelque chose : si le corps est démembré ou s’il est rafistolé, il n’a pas la même puissance. Par ailleurs, l’armée russe reste mal commandée. Car ce n’est pas l’objectif de Moscou d’avoir un commandement intermédiaire de qualité. Pour preuve, le taux de perte très élevé des officiers généraux. Ce phénomène est lié à la persistance d’un fonctionnement à la soviétique : quand cela ne marche pas sur le terrain, on ne fait pas confiance au commandement et on envoie sur le front le général qui doit remettre de l’ordre. Enfin, il faut noter des problèmes de motivation avec, de manière récurrente, l’expression d’un profond mécontentement au sein de la troupe.
T. H. — Qu’en est-il sur le plan des équipements ?
P. S. — C’est une autre faiblesse des Russes. D’où le recours à des approvisionnements auprès de la Corée du Nord, de l’Iran, sans oublier les trafics qui se sont mis en place via la Turquie, via les pays du Golfe, etc. pour recompléter les stocks. Un moment, Poutine a pensé que les vieux stocks russes « cannibalisés » permettraient de faire l’affaire. En clair, à partir de trois chars obsolètes, on en récupère un qui marche. Mais l’ampleur de la corruption et le mauvais entretien de ces matériels ont anéanti cet espoir. La mise sous cocon ne consiste pas à laisser un char stationner à l’extérieur sur un terrain vague. Il faut placer le véhicule à l’abri avec un plan d’entretien précis, vérifier le niveau d’huile, faire tourner les moteurs, etc. Or cela n’a jamais été fait.
T. H. — Ne pensez-vous pas que, dans la durée, le rouleau compresseur russe va tout de même finir par l’emporter ?
P. S. — Poutine n’a pas construit une armée de haute intensité, mais de corps expéditionnaire, avec une puissance nucléaire qui a été modernisée, malgré les doutes légitimes qu’on peut nourrir sur la communication du Kremlin à propos du développement de systèmes de missiles nucléaires balistiques ultra-sophistiqués.
T. H. — Qu’en est-il sur le plan des équipements ?
P. S. — C’est une autre faiblesse des Russes. D’où le recours à des approvisionnements auprès de la Corée du Nord, de l’Iran, sans oublier les trafics qui se sont mis en place via la Turquie, via les pays du Golfe, etc. pour recompléter les stocks. Un moment, Poutine a pensé que les vieux stocks russes « cannibalisés » permettraient de faire l’affaire. En clair, à partir de trois chars obsolètes, on en récupère un qui marche. Mais l’ampleur de la corruption et le mauvais entretien de ces matériels ont anéanti cet espoir. La mise sous cocon ne consiste pas à laisser un char stationner à l’extérieur sur un terrain vague. Il faut placer le véhicule à l’abri avec un plan d’entretien précis, vérifier le niveau d’huile, faire tourner les moteurs, etc. Or cela n’a jamais été fait.
T. H. — Ne pensez-vous pas que, dans la durée, le rouleau compresseur russe va tout de même finir par l’emporter ?
P. S. — Poutine n’a pas construit une armée de haute intensité, mais de corps expéditionnaire, avec une puissance nucléaire qui a été modernisée, malgré les doutes légitimes qu’on peut nourrir sur la communication du Kremlin à propos du développement de systèmes de missiles nucléaires balistiques ultra-sophistiqués.
T. H. — Qu’en est-il sur le plan des équipements ?
P. S. — C’est une autre faiblesse des Russes. D’où le recours à des approvisionnements auprès de la Corée du Nord, de l’Iran, sans oublier les trafics qui se sont mis en place via la Turquie, via les pays du Golfe, etc. pour recompléter les stocks. Un moment, Poutine a pensé que les vieux stocks russes « cannibalisés » permettraient de faire l’affaire. En clair, à partir de trois chars obsolètes, on en récupère un qui marche. Mais l’ampleur de la corruption et le mauvais entretien de ces matériels ont anéanti cet espoir. La mise sous cocon ne consiste pas à laisser un char stationner à l’extérieur sur un terrain vague. Il faut placer le véhicule à l’abri avec un plan d’entretien précis, vérifier le niveau d’huile, faire tourner les moteurs, etc. Or cela n’a jamais été fait.
T. H. — Ne pensez-vous pas que, dans la durée, le rouleau compresseur russe va tout de même finir par l’emporter ?
P. S. — Poutine n’a pas construit une armée de haute intensité, mais de corps expéditionnaire, avec une puissance nucléaire qui a été modernisée, malgré les doutes légitimes qu’on peut nourrir sur la communication du Kremlin à propos du développement de systèmes de missiles nucléaires balistiques ultra-sophistiqués.
Rappelons-nous, quand même, que tous les experts qualifiaient l’armée russe de « deuxième » ou « troisième » armée du monde… Or elle a subi des échecs cuisants lors des premières semaines de guerre face à une armée ukrainienne quasi inexistante. Le 24 février 2022, Poutine n’imaginait absolument pas être confronté à une guerre de haute intensité. Il avait conçu une « opération spéciale » de type soviétique : en quinze jours, maximum trois semaines, tout devait être terminé avec l’installation d’un gouvernement fantoche à Kiev. Devant son échec le président russe s’est retrouvé confronté à une difficulté majeure : il lui faut rebâtir dans l’urgence un nouvel outil dans un contexte où son pays a des problèmes économiques importants, des problèmes de corruption mais aussi des problèmes démographiques non négligeables. Toutefois, il pense sans doute avoir le temps pour lui. Il y a l’idée chez lui que, quoi qu’il arrive, la résilience russe sera toujours supérieure à celle des Ukrainiens « nazis » et des Européens décadents…
T. H. — Les experts ont-ils surestimé les capacités de l’armée russe ?
P. S. — Sans doute, et cette erreur d’appréciation me paraît liée au succès de son intervention en Syrie. Mais, en réalité, Poutine faisait déjà en Syrie une guerre à l’économie, avec très peu de troupes au sol, principalement des forces spéciales et des paramilitaires de Wagner. Et de nombreuses frappes aériennes, notamment sur des cibles civiles, comme il l’avait fait en Tchétchénie. Dans le même temps, le président russe a poussé Bachar el-Assad à trouver un accord politique avec ses opposants, car ce qui intéressait le Kremlin, avant tout, c’était de renforcer sa base de Tartous, sur la Méditerranée.
T. H. — Certains experts affirment que Poutine joue la montre jusqu’à l’élection américaine de novembre 2024 en espérant une victoire de Trump. Les Occidentaux vont-ils tenir dans la durée ?
P. S. — En ce qui concerne le soutien américain, il faut distinguer la capacité morale et la capacité financière et matérielle. Sur le plan matériel, même les Américains, première puissance militaire mondiale dotée d’un budget de 800 milliards de dollars annuels, se sont trouvés « courts » sur la fourniture de missiles Javelin et sur toute une série de matériels. Personne, dans le camp des pays démocratiques, n’avait imaginé se retrouver face à une telle situation : devoir approvisionner une armée étrangère avec une consommation pouvant aller jusqu’à pratiquement 10 000 coups par jour ! À titre de comparaison, la France lors de l’opération Serval au Mali, début 2013, s’est retrouvée à court de missiles et de roquettes au bout de quelques jours seulement, et a dû demander aux Allemands de compléter ses stocks. À ce propos, il faut noter le gros travail de l’Union européenne, et notamment du commissaire Thierry Breton, qui a fait la tournée des 27 membres de l’Union pour fédérer les usines de fabrication de munitions. Malgré les difficultés, cet effort matériel, consenti par les alliés américain et européens, va se poursuivre dans la durée.
T. H. — Et sur le plan moral ?
P. S. — Ma conviction, c’est que les peuples des pays libres ont parfaitement conscience que ce qui se passe en Ukraine est ignoble et que, si on laisse faire, cela ne s’arrêtera pas là. Peut-être parce que, d’une façon consciente ou confuse, ils ont intégré les leçons de la Seconde Guerre mondiale. L’Ukraine se bat pour la défense de valeurs qui sont les nôtres. Pour revenir à Donald Trump, sa position est plus complexe qu’il n’y paraît. Comme à son habitude, il affirme qu’il va « régler le problème en une journée ». Et si ce n’est pas le cas, alors il se dit prêt à continuer la guerre… Au-delà de Trump, il faut noter que, même si les questions internationales ne jouent aucun rôle dans les élections américaines, un sujet essentiel rapproche les démocrates et les républicains : Taïwan. Un certain nombre de leaders des deux camps comprennent bien que derrière l’Ukraine c’est là qu’est l’enjeu majeur, et qu’un éventuel abandon de l’Ukraine pourrait provoquer une onde de choc en Asie et faire naître des doutes sur la capacité des Américains à être des alliés fidèles dans la région. Leur intérêt bien compris est de tenir la dragée haute à la Chine, alliée majeure de la Russie, en soutenant l’Ukraine.
T. H. — Au-delà de la guerre en Ukraine se profile la menace de la Chine…
P. S. — Nous sommes entrés dans une actualité internationale qui dévisse. Pour filer la métaphore : sur une paroi, certains pitons apparaissent solides, des cordées semblent aguerries. Mais soudain, démocratiques, n’avait imaginé se retrouver face à une telle situation : devoir approvisionner une armée étrangère avec une consommation pouvant aller jusqu’à pratiquement 10 000 coups par jour ! À titre de comparaison, la France lors de l’opération Serval au Mali, début 2013, s’est retrouvée à court de missiles et de roquettes au bout de quelques jours seulement, et a dû demander aux Allemands de compléter ses stocks. À ce propos, il faut noter le gros travail de l’Union européenne, et notamment du commissaire Thierry Breton, qui a fait la tournée des 27 membres de l’Union pour fédérer les usines de fabrication de munitions. Malgré les difficultés, cet effort matériel, consenti par les alliés américain et européens, va se poursuivre dans la durée.
T. H. — Et sur le plan moral ?
P. S. — Ma conviction, c’est que les peuples des pays libres ont parfaitement conscience que ce qui se passe en Ukraine est ignoble et que, si on laisse faire, cela ne s’arrêtera pas là. Peut-être parce que, d’une façon consciente ou confuse, ils ont intégré les leçons de la Seconde Guerre mondiale. L’Ukraine se bat pour la défense de valeurs qui sont les nôtres. Pour revenir à Donald Trump, sa position est plus complexe qu’il n’y paraît. Comme à son habitude, il affirme qu’il va « régler le problème en une journée ». Et si ce n’est pas le cas, alors il se dit prêt à continuer la guerre… Au-delà de Trump, il faut noter que, même si les questions internationales ne jouent aucun rôle dans les élections américaines, un sujet essentiel rapproche les démocrates et les républicains : Taïwan. Un certain nombre de leaders des deux camps comprennent bien que derrière l’Ukraine c’est là qu’est l’enjeu majeur, et qu’un éventuel abandon de l’Ukraine pourrait provoquer une onde de choc en Asie et faire naître des doutes sur la capacité des Américains à être des alliés fidèles dans la région. Leur intérêt bien compris est de tenir la dragée haute à la Chine, alliée majeure de la Russie, en soutenant l’Ukraine.
T. H. — Au-delà de la guerre en Ukraine se profile la menace de la Chine…
P. S. — Nous sommes entrés dans une actualité internationale qui dévisse. Pour filer la métaphore : sur une paroi, certains pitons apparaissent solides, des cordées semblent aguerries. Mais soudain, quand le premier de cordée décroche, le deuxième suit si le piton n’a pas été bien enfoncé, puis toute la cordée dévisse. Et cela peut aller très vite. Depuis vingt ans, on voit sur le plan international des cordées qui dévissent les unes après les autres. Dans ce contexte, nous, les Occidentaux, devons changer de logiciel au plus vite, entrer dans ce que j’appelle une logique de guerre, sans être pour autant bellicistes. Nous sommes entrés dans un autre monde, marqué notamment par le retour des guerres de frontières. Personnellement, je pensais que les guerres de demain seraient de nature économique, cyber, etc. Mais regardez les agissements de Pékin en mer de Chine du Sud ! Par ailleurs, les autorités chinoises ont publié des cartes où la Chine annexe une partie du territoire russe, du territoire indien, des zones océaniques appartenant aux Philippines, au Vietnam… Dans ce contexte de fortes tensions, nous devons développer notre puissance, nous doter d’un état d’esprit adapté à la menace de guerre tout en restant fermes sur nos principes démocratiques.
T. H. — Pour revenir à l’Ukraine, à quelles conditions un compromis est-il possible avec la Russie ? Les Ukrainiens peuvent-ils renoncer à la Crimée en échange d’une paix durable, voire de garanties de sécurité données par les Occidentaux ?
P. S. — C’est là un autre élément peu rassurant : je ne vois aucune base de négociation possible. Pour une simple raison : Poutine a de façon délibérée et très déterminée brûlé tous ses vaisseaux diplomatiques. À partir du moment où il annexe à la Russie quatre territoires dont il n’a même pas la maîtrise militaire, il n’y a plus de réversibilité. Poutine est lui-même coincé par ce qu’il vient de faire. C’est pour cela que les multiples plans de paix proposés par le Vatican, la Chine, l’Union africaine, l’Afrique du Sud, etc. n’ont débouché sur rien. Poutine est dans une logique de prédation, il considère que la force prime le droit.
T. H. — Que faut-il faire pour la Crimée ?
P. S. — La Crimée est ukrainienne, les Russes l’ont reconnue en 1994 avec la signature d’un mémorandum où les Ukrainiens ont rendu leur assurance-vie — leurs armes nucléaires — en échange de la reconnaissance de leur souveraineté par Moscou, y compris sur la Crimée. Les Occidentaux ne peuvent pas transiger sur ce point, au risque de provoquer un effet domino : la Hongrie lorgne depuis la fin de la Première Guerre mondiale sur la Transylvanie roumaine (peuplée exclusivement de Magyars) ; et pourquoi l’Allemagne ne revendiquerait-elle pas Kaliningrad, qui s’appelle en réalité Königsberg ? Kaliningrad n’a jamais été russe, mais toujours prussienne. La Crimée est ukrainienne, elle a vocation à redevenir ukrainienne, dotée d’un statut transitoire à inventer. Le problème, comme je le disais précédemment, c’est que l’on ne décèle aucune volonté de négociation de la part de Poutine. Et il n’y en aura pas, car c’est contraire à cette vision du monde qu’il partage avec Xi Jinping : le monde de la force, le monde de la guerre cynique…
T. H. — Pour en sortir, faut-il, dès lors, tabler sur la chute de Poutine ?
P. S. — À ce stade, cela me paraît très hypothétique. Il faudrait que le clan des « raisonnables » prennent la main à Moscou, avec une alliance entre les oligarques, une partie des services de renseignement, une partie de l’armée… À l’inverse, si ce sont les ultra-nationalistes qui s’emparent du pouvoir, en récupérant au passage le contrôle des missiles tactiques nucléaires, on peut craindre le pire.
T. H. — Quelle est votre interprétation de l’épisode Prigojine ?
P. S. — Evgueni Prigojine a bénéficié d’un « privilège d’insulte » à un niveau stupéfiant parce que, pendant longtemps, Poutine a refusé de le sanctionner comme le lui demandaient son ministre de la Défense Sergueï Choïgou et son chef d’état-major Valeri Guerassimov. Poutine leur disait en substance : « Si vos soldats étaient capables de faire aussi bien sur le front que Wagner, cela se saurait, regardez ce qu’ils font à Bakhmout ! » Cette capacité de Prigojine à mener l’assaut, au prix d’un taux de perte absolument considérable, et à gagner du terrain, l’a en quelque sorte protégé. Mais il a été trop loin avec cette tentative de coup de force, le 23 juin.
Ma conviction, c’est que Prigogine, même mort, a instillé dans le système mafieux du pouvoir poutinien un poison. Un peu comme les abeilles qui meurent après avoir planté leur dard. Prigojine a en effet introduit un questionnement sur la capacité de Poutine à jouer son rôle de parrain, et le poison infuse lentement du côté des oligarques, des services de renseignement, de l’armée.
T. H. — Au-delà de sa mort, Prigojine continuerait donc à représenter une menace pour Poutine…
P. S. — Le jour des obsèques de Prigojine, le 29 août dernier à Saint- Pétersbourg, les observateurs se demandaient si Poutine viendrait y assister, à la manière des parrains qui, après avoir fait exécuter un proche, assistent à la messe d’enterrement et déposent une gerbe sur le cercueil pour que tout le monde sache de quoi il retourne. Mais Poutine n’est pas venu. On a appris par la suite que Moscou avait été mis en état d’alerte maximale. Au Kremlin, et dans tous les lieux de pouvoir, la protection a été renforcée. Comme si Poutine craignait qu’avec l’émotion suscitée par les obsèques de Prigojine une nouvelle tentative de déstabilisation ait lieu. Désormais, Poutine vit en quelque sorte avec une cible dans le dos. Au sein de ce qui reste de Wagner, des commandants avaient cru, à l’issue des événements du 23 juin, à l’existence d’un deal entre Prigojine et Poutine. À tort. Mais quand le parrain a été défié une fois, il le sera à nouveau parce qu’un cliquet psychologique a sauté…
T. H. — Parmi les garanties de sécurité qui pourraient être octroyées aux Ukrainiens il y a la question de l’adhésion à l’Otan. Pour tenter de sortir de ce conflit, faudrait-il inventer un statut particulier pour l’Ukraine ?
P. S. — On a péché gravement, au premier chef Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, lorsqu’on a refusé l’adhésion à l’Otan de la Géorgie et de l’Ukraine en 2008 en pensant amadouer Poutine. C’était mal comprendre la logique du chef du Kremlin. Aujourd’hui, il faut envisager l’adhésion de l’Ukraine, écouter ce que veulent les Ukrainiens. Ils disent ce qu’exprimaient les Hongrois, les Polonais et les Baltes à la fin des années 1980 : on veut retrouver la famille européenne, bénéficier du parapluie de l’Otan. Ce sera un atout d’avoir l’Ukraine au sein de l’Alliance : les Ukrainiens vont avoir beaucoup de choses à nous enseigner au vu de leur expérience de la guerre de haute intensité. Ils ont également leur place dans l’Union européenne dès lors qu’ils en respectent les critères d’adhésion. Il faut cesser d’intégrer mentalement les lignes rouges fixées par Poutine. Nous, Européens, devons penser en Européens ! Il faut avoir un peu de fierté !
T. H. — Au-delà de sa mort, Prigojine continuerait donc à représenter une menace pour Poutine…
P. S. — Le jour des obsèques de Prigojine, le 29 août dernier à Saint- Pétersbourg, les observateurs se demandaient si Poutine viendrait y assister, à la manière des parrains qui, après avoir fait exécuter un proche, assistent à la messe d’enterrement et déposent une gerbe sur le cercueil pour que tout le monde sache de quoi il retourne. Mais Poutine n’est pas venu. On a appris par la suite que Moscou avait été mis en état d’alerte maximale. Au Kremlin, et dans tous les lieux de pouvoir, la protection a été renforcée. Comme si Poutine craignait qu’avec l’émotion suscitée par les obsèques de Prigojine une nouvelle tentative de déstabilisation ait lieu. Désormais, Poutine vit en quelque sorte avec une cible dans le dos. Au sein de ce qui reste de Wagner, des commandants avaient cru, à l’issue des événements du 23 juin, à l’existence d’un deal entre Prigojine et Poutine. À tort. Mais quand le parrain a été défié une fois, il le sera à nouveau parce qu’un cliquet psychologique a sauté…
T. H. — Parmi les garanties de sécurité qui pourraient être octroyées aux Ukrainiens il y a la question de l’adhésion à l’Otan. Pour tenter de sortir de ce conflit, faudrait-il inventer un statut particulier pour l’Ukraine ?
P. S. — On a péché gravement, au premier chef Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, lorsqu’on a refusé l’adhésion à l’Otan de la Géorgie et de l’Ukraine en 2008 en pensant amadouer Poutine. C’était mal comprendre la logique du chef du Kremlin. Aujourd’hui, il faut envisager l’adhésion de l’Ukraine, écouter ce que veulent les Ukrainiens. Ils disent ce qu’exprimaient les Hongrois, les Polonais et les Baltes à la fin des années 1980 : on veut retrouver la famille européenne, bénéficier du parapluie de l’Otan. Ce sera un atout d’avoir l’Ukraine au sein de l’Alliance : les Ukrainiens vont avoir beaucoup de choses à nous enseigner au vu de leur expérience de la guerre de haute intensité. Ils ont également leur place dans l’Union européenne dès lors qu’ils en respectent les critères d’adhésion. Il faut cesser d’intégrer mentalement les lignes rouges fixées par Poutine. Nous, Européens, devons penser en Européens ! Il faut avoir un peu de fierté !
* Docteur en histoire, spécialiste des questions de défense, de géopolitique et de
« mémoire militaire ». Auteur, entre autres publications, de : Extension du domaine de la guerre, Robert Laffont, 2016 ; Cinquante nuances de guerre, Robert Laffont, 2018 ; Le Monde de demain, Robert Laffont, 2022.
** Chef du service international au quotidien La Croix. Auteur, entre autres publications, de : Nos chers espions en Afrique (en collaboration avec Antoine Glaser), Fayard, 2018.