Une intervention au niveau de l’Union européenne est nécessaire pour que la gouvernance des entreprises cotées renoue avec le long terme

Par Hugues de Saint Pierre, Collaborateur chez SONJ Conseil et membre du bureau d’ESSEC Transition Alumni.

« L’accent mis par les instances décisionnelles au sein des entreprises sur la maximisation à court terme du profit réalisé par les parties prenantes, au détriment de l’intérêt à long terme de l’entreprise, porte atteinte, à long terme, à la durabilité des entreprises européennes, tant sous l’angle économique, qu’environnemental et social ».

Cette conclusion de l’étude « Study on directors’ duties and sustainable corporate governance » de la Commission européenne, publiée en juillet 2020, se fonde sur la proposition suivante : les sociétés cotées de l’UE ont tendance à se concentrer sur les profits à court-terme réalisés par les actionnaires, au détriment des intérêts à long terme de l’entreprise. 

Les données collectées par Ernst & Young, auteur du rapport, décrivent une tendance à la hausse des dividendes versés aux actionnaires – multipliés par quatre, passant de 1% des bénéfices en 1992 à près de 4% en 2018 – en parallèle d’un déclin du ratio des investissements en capital et en R&D par rapport aux bénéfices, sur la même période. Ces tendances se conjugueraient pour promouvoir l’accent mis sur le rendement financier à court terme plutôt que sur la création de valeur durable à long terme, par les sociétés cotées. 

Les critiques relatives à la méthodologie de cette étude de la Commission, si elles sont fondées, n’invalident pas le constat suivant : en France, les avancées significatives de la loi PACTE, avec la prise en considération des « enjeux sociaux et environnement » instituée par le nouvel article 1833 du Code civil n’ont pas eu, à ce jour, les effets escomptés au regard, notamment, des engagements climatiques de la France. 

La Commission européenne cherche donc aujourd’hui à évaluer les causes d’un certain court-termisme dans la gouvernance d’entreprise au sein de l’Union européenne, en déterminant si elles sont liées aux pratiques de marché et/ou aux cadres réglementaires actuels. En tout état de cause, la Commission identifie six principaux facteurs semblant expliquer cet état des lieux : 

  1. Les devoirs des administrateurs sont interprétés de manière restrictive en tendant à limiter l’intérêt social en faveur duquel ils agissent à l’intérêt des associés, et aussi à favoriser la maximisation des profits de court-terme de ces derniers ; 
  2. Une pression grandissante exercée par des investisseurs concentrés sur des horizons à court-terme tend à accroître l’attention portée par le Conseil d’Administration aux bénéfices de court-terme pour les actionnaires, au détriment de la création de valeur durable ; 
  3. Longtemps, les entreprises n’ont pas intégré les enjeux de durabilité à leur stratégie. Les pratiques aujourd’hui mises en œuvre ne permettent ni d’identifier efficacement les risques et impacts associés à une stratégie durable, ni de les gérer de manière pleinement satisfaisante ; 
  4. Les packages de rémunération des dirigeants continuent de favoriser le court-termisme et le profit des actionnaires, au détriment de la création de valeur durable ; 
  5. La composition actuelle des Conseils d’Administration ne réunit pas, le plus souvent, les compétences requises afin d’organiser une transition vers un système plus durable ; 
  6. Les corpus juridiques (hard law et soft law) des Etats membres en matière de gouvernance d’entreprise, de même que les pratiques observées, n’incitent pas efficacement membres des Conseils d’administration à prendre en compte l’intérêt de long terme de toutes les parties prenantes lors de l’élaboration et la mise en œuvre de la stratégie. 

En l’absence d’intervention de l’UE, on peut craindre que le primat des intérêts à court-terme de l’actionnaire généré par les marchés financiers continue à influer sur les modes de prise de décision à l’échelle des entreprises. 

L’absence ou l’insuffisance de la prise en compte de la durabilité par la gouvernance a des conséquences environnementales, sociales et économiques considérables. Celles-ci touchent à la fois les entreprises, les actionnaires, les investisseurs et la société dans son ensemble. De plus, l’atteinte des objectifs en matière de changement climatique figurant dans l’Accord de Paris semble peu probable dans la situation actuelle. 

La Commission européenne doit donc rechercher l’équilibre entre la nécessité d’atténuer les pressions à court terme pesant sur les dirigeants et les administrateurs et de promouvoir la durabilité dans le cadre de la prise de décision à l’échelle des entreprises d’une part, et, d’autre part, la nécessité d’une flexibilité suffisante à la prise en compte des différents cadres réglementaires nationaux. Elle doit poursuivre les trois objectifs suivants : 

  • Renforcer le rôle des administrateurs en matière de poursuite des intérêts à long-terme de l’entreprise : en dissipant les conceptions restrictives quant aux devoirs des administrateurs et à la raison-d’être des entreprises, tendant à faire prévaloir la performance financière à court-terme ;
  • Augmenter les compétences et la responsabilité des administrateurs en matière de durabilité dans le processus décisionnel de l’entreprise : en introduisant un niveau de responsabilité accrue en matière de création de valeur durable, en rendant les administrateurs davantage responsables de la prise en compte de la durabilité de leur conduite commerciale ; 
  • Promouvoir des pratiques de gouvernance d’entreprise qui favorisent la prise en compte de la durabilité en permettant, notamment, de faire émerger des pratiques de gouvernance alternatives à celles qui favorisent le « court-termisme » et empêchent l’intégration de la durabilité dans le processus de décision (par exemple dans le domaine des rapports d’entreprises, de la rémunération des membres du Conseil d’Administration, de la composition du Conseil d’Administration et de l’intéressement des parties prenantes). 

En attendant la proposition législative de la Commission européenne – prévue dans les prochains mois – le Parlement européen s’est déclaré en faveur d’une intervention réglementaire contraignante pour les entreprises, davantage qu’à la publication de simples recommandations à leur destination. Affaire à suivre…

Hugues de Saint Pierre